
Introduction à la théorie C-K
La théorie C-K a été développée pour permettre aux concepteurs de s’adapter aux situations d’innovation intensive. Dans ces situations, on ne peut plus supposer connues les fonctions attendues ou les techniques à utiliser dans la conception d’un objet. Il a donc fallu revenir à la définition fondamentale de la conception et repartir du caractère nécessairement inconnu de l’objet à concevoir.
Concevoir n’est pas décider
A l’origine, tant de la conception que de la décision, se trouve le besoin : nous avons besoin de nous rendre à un point B, nous avons de nous protéger de la pluie, nous avons besoin de communiquer plus facilement, etc. Prenons ce premier exemple, « nous avons besoin de nous rendre à un point B ».
Dans le processus de décision, la satisfaction du besoin nécessite tout d’abord de mettre à plat les différentes options qui s’offrent à nous, donc les différents moyens nous permettant de nous rendre au point B : automobile, métro, bus, vélo, scooter, etc. En décision, l’ensemble des réponses potentielles sont connues. Et décider consiste tout simplement à faire un choix, un choix naturellement orienté par un certain nombre de critères (praticité, coût, empreinte carbone, efficacité), entre ces différentes options connues.
La conception, elle, ne s’arrête pas à l’identification et à la discrimination des solutions connues. Le raisonnement de conception part, à l’inverse, du postulat que les alternatives connues sont décevantes. Fondamentalement, concevoir, c’est introduire une alternative fondée sur un inconnu désirable. Autrement dit, le processus de conception ne consiste pas à choisir entre la voiture ou le vélo mais à inventer une solution non connue qui ne soit ni la voiture ni le vélo et qui soit préférable aussi bien à la voiture qu’au vélo.
La conception par « combinaison de techniques » est un modèle ancestral de raisonnement conceptif. L’une des caractéristiques essentielles d’Homo Sapiens est, en effet, sa capacité à articuler des matériaux extrêmement différents afin d’obtenir un objet dont la fonction est recherchée : un outil. Le couteau suisse est un autre exemple de produit d’un raisonnement de conception par combinaison de techniques. Mais dès la Révolution Industrielle, l’on s’est rapidement heurté aux limites de ce modèle de raisonnement. Il a donc fallu élaborer une nouvelle méthode de conception.
Ce que l’on appelle « conception systématique » a ainsi posé les bases d’une théorie réglée de l’innovation. Ici, l’idée-force est que la conception n’est autre que l’association des techniques (les paramètres) avec des objectifs (les fonctions). Et contrairement à la combinaison de techniques, le raisonnement en conception systématique ne part plus des techniques mais bien des fonctions. Dans les grandes lignes, la fonction peut être définie comme la promesse qu’un concepteur s’engage à tenir vis-à-vis des acteurs qui interagiront avec l’objet. Un objet qui ne sera dès lors plus décrit comme une combinaison de paramètres mais comme un ensemble de fonctions qui ne disent rien de sa composition ou de la façon dont il a été conçu. L’identification des fonctions attendues, qui constitue la première étape du raisonnement en conception systématique, est autrement connue sous le nom « d’analyse fonctionnelle ». C’est ce type de raisonnement conceptif qui a été à l’origine de la majorité des objets, designs et espaces qui composent notre environnement social.
De la conception systématique à la conception innovante
Cependant, dès la fin des années 90, la conception systématique est apparue inadaptée au nouveau régime d’innovation intensive qui n’a cessé de s’étendre à l’ensemble de l’industrie et des services. Théorisé par Armand Hatchuel, Benoît Weil et Pascal Le Masson, ce régime d’innovation intensive est caractérisé par trois points saillants : 1° l’innovation suit désormais un rythme de conception effréné ; 2° toute la population et toutes les activités (vie personnelle, vie professionnelle, loisirs, etc.) sont concernées ; 3° l’identité des objets et des systèmes est progressivement brouillée. Le problème est que, dans un tel régime d’innovation, le besoin et, par extension, la ou les fonctions à adresser ne peuvent plus être définis précisément, rendant par-là problématique toute analyse fonctionnelle. On ne peut désormais plus définir que des classes générales de besoins, souvent réduits à de simples souhaits.
C’est pourquoi les Professeurs Hatchuel et Weil ont proposé une nouvelle approche de la conception adaptée à ce régime d’innovation intensive : la théorie C-K. Contrairement à la conception systématique, le raisonnement de conception en théorie C-K ne se construit plus sur l’espace des fonctions et l’espace des techniques mais sur deux nouveaux espaces : l’espace des concepts (C) et l’espace des connaissances (K). L’espace des concepts présentent les définitions progressives de l’objet à concevoir ; l’espace des connaissances recensent quant à lui les propriétés connues et découvertes au cours du processus de conception qui vont garantir l’existence dudit objet.
Au cœur de la théorie C-K réside la notion « d’inconnu désirable » que nous avons précédemment mentionnée. On entend par « inconnu » le fait que la réalisation de l’objet à concevoir ne peut pas être garantie ou interdite avec certitude. « Désirable » signifie simplement que cet objet est préférable aux solutions connues. En théorie C-K, cet inconnu désirable, donc cet objet à concevoir, est appelé « concept ». Le brief du designer ou la vision de l’architecte sont de très bons exemples de ce que la théorie C-K entend par « concept ». Et c’est l’évolution simultanée, au sein du diagramme C-K, des concepts et des connaissances qui peut donner naissance, par expansion et partitions successives, à l’objet désiré. Cette évolution simultanée conduit ainsi, non seulement à la génération d’objets nouveaux, mais aussi à la réorganisation de l’ensemble des connaissances mobilisées.
Rien de plus pratique qu’une bonne théorie C-K !
Pour expliciter le fonctionnement de la théorie C-K, nous prendrons l’exemple du « Mars hopper ».
Les futures missions martiennes sont confrontées à un problème d’énergie bien connu : les vaisseaux et autres robots doivent transporter tout le propergol (substance dont la décomposition ou la réaction chimique produit de l’énergie utilisée pour la propulsion des fusées) nécessaire à l’exploration de Mars et au voyage de retour. Compte tenu des distances à parcourir, ce problème est loin d’être anecdotique. Étant donné que l’atmosphère de Mars est faite de CO2, celui-ci pourrait être un bon oxydant pour la combustion de métaux tels que le magnésium. Serait-il ainsi possible de « faire le plein » de CO2 sur Mars ?
C’est l’hypothèse qu’a faite Michaël Salomon. En 2003, il rejoignit une équipe du CNRS à Orléans pour étudier, à travers une approche C-K, l’hypothèse des moteurs à magnésium-CO2 pour les missions martiennes. L’assertion « il existe un moteur Mg-CO2 pour les missions martiennes » fit ainsi office de concept initial et donc d’inconnu désirable. A l’époque, et c’est encore le cas aujourd’hui, la solution « rover » pour les missions spatiales apparaissait intuitivement comme un horizon indépassable de l’exploration du sol martien. La théorie C-K incitant à l’identification de l’ensemble des connaissances connues, de nombreux modèles de mobilité ont malgré tout été étudiés. Finalement, loin de se voir associé au modèle classique du rover (soit un véhicule roulant), l’engin à concevoir se présenta sous la forme d’un nouveau type de véhicule : le « hopper » (soit un véhicule à vol balistique). Cette transformation de l’identité du « véhicule d’exploration du sol martien » a été rendue possible par un raisonnement de conception singulier (replaçant au cœur cet inconnu désirable et non les alternatives ou techniques connues) permis par la théorie C-K.
Théorie C-K et génération de valeur
Du point de vue managérial, la théorie C-K constitue une aide générale au pilotage de la conception innovante. En effet, la représentation des connaissances disponibles ainsi que l’arborescence des concepts étagés en fonction de la dose de rupture qu’ils introduisent permet de faire émerger une feuille de route particulièrement robuste permettant à l’entreprise de prendre des risques mesurés dans le cadre de ces activités de recherche et de développement.
Par ailleurs, les démarches de conception traditionnelles mettent systématiquement l’accent sur le produit réalisé et celui-ci porte alors la totalité de la valeur économique du travail de conception. La théorie C-K permet de contester cette doxa, et invite à remarquer que l’ensemble des expansions en C et en K sont des sources de valeur économique. Aussi, en théorie C-K, la valeur générée par le processus de conception peut provenir de l’expansion tant des concepts que des connaissances. Dans l’espace des connaissances, il s’agit de la valeur des produits réalisés mais également de la valeur des concepts explorés mais qui n’ont pu aboutir (concepts qui pourraient intéresser un acquéreur ou servir de base à la génération de futurs concepts). La valeur d’une connaissance, quant à elle, ne se limite évidemment pas à son utilité au sein du processus de conception. Une fois acquise, une connaissance peut potentiellement servir dans tous les projets d’innovation de l’entreprise. Ainsi, une technique découverte dans un projet mais qui n’a pu être utilisée dans le périmètre de ce dernier peut prendre une valeur cruciale dans l’exploration d’un tout autre concept.
Enfin, pour son déploiement opérationnel (mobilisation de plusieurs dizaines d’experts venant d’horizon parfois très différents, par exemple), la théorie C-K nécessite d’être adaptée. Cette adaptation fut baptisée méthode KCP (P pour « programme d’action ») et permit de désamorcer l’effet de « fixation » inhérent à la pensée créative et ainsi pallier aux nombreuses limites du brainstorming. La méthode KCP fera évidemment l’objet d’un futur article.
Par Quentin Mermet, le 3 mai 2020.