L’actionnaire n’existe pas

L’actionnaire n’existe pas

L'actionnaire n'existe pas

Il est de coutume d’affirmer que la Société à Mission se fonde contre les actionnaires. Cette assertion – au-delà du fait qu’elle soit erronée – témoigne d’une conception monolithique de l’actionnariat. La Société à Mission ne se fonde pas contre les actionnaires pour la simple et bonne raison que les actionnaires ne constituent pas un collectif unifié exclusivement intéressé par la rentabilité de court terme. Nombre d’actionnaires redoutent, en effet, les conséquences d’un activisme actionnarial et appellent de leurs vœux la protection du projet de création collective dans lequel ils investissent.

Greed is good !

En 1987, Wall Street sortait sur les écrans. Wall Street, le film culte d’Oliver Stone sur le monde de la finance et ses dérives. Wall Street dont l’un des protagonistes, Gordon Gekko, incarna à travers son célèbre « greed is good » (« l’avidité est une bonne chose ») l’archétype de l’investisseur sans scrupules. Avec ses cheveux gominés et sa fameuse chemise bleue à col blanc, Michael Douglas donna ainsi corps à l’une des figures les plus emblématiques de l’histoire du cinéma. Résultat : un Oscar et un inconscient collectif marqué au fer rouge. « L’actionnaire » avait désormais un visage.

Malgré sa dimension romanesque et pamphlétaire, la fresque dépeinte par le réalisateur américain n’avait rien de véritablement caricatural et ne fut, d’une certaine manière, que le reflet de son époque. Dès les années 70, face à la progressive détérioration de la compétitivité internationale de l’économie américaine induite par le choc pétrolier, les détenteurs de capitaux avaient commencé à mettre en avant l’apparente mauvaise gestion des grandes sociétés. Aussi, chacun se mit à dénoncer leur confiscation au profit d’une petite oligarchie de dirigeants qui aurait spolié les actionnaires de leur pouvoir. Ces derniers n’eurent plus désormais d’autre objectif que de faire fructifier leur capital, unique responsabilité sociale de l’entreprise selon Milton Friedman.

Ce moment historique – que l’économiste français, Olivier Favereau, nomme la « Grande Déformation » – eut notamment deux conséquences. La première, particulièrement documentée, fut l’émergence du primat de la valeur actionnariale, mode de gouvernance dont les limites sont aujourd’hui bien connues. La seconde, qui constitue l’objet de ce papier et dont le Gordon Gekko de Wall Street demeure l’un des symboles les plus flamboyants, est la mythification de la figure de l’actionnaire. Au sortir des années 80, chacun savait qu’un actionnaire était un cinquantenaire à bretelles obsédé par l’argent, et rien d’autre…

 

De l’actionnaire aux actionnaires

Remettons, tout d’abord, les points sur les « i » : l’entreprise n’appartient pas aux actionnaires. En droit, les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise mais de leurs parts. C’est bien la personne morale (la société) qui est propriétaire des résultats. Si les actionnaires étaient propriétaires, ils seraient intégralement responsables. Or, les actionnaires voient leur responsabilité strictement circonscrite à leur apport financier : c’est le principe même de la responsabilité limitée qui se trouve à la base de la plupart des formes juridiques au sein du droit des affaires. Par extension, les dirigeants ne sont pas mandatés par les actionnaires mais bien par la personne morale que constitue la société.

A l’origine de tout projet de société, réside ce qu’on appelle l’affectio societatis, soit la volonté commune indispensable à la formation du lien qui unit les personnes qui ont décidé de s’associer. C’est cette volonté de participer activement à cette mise en commun (impliquant le partage tant des bénéfices que des pertes) qui est au cœur de toute entreprise. Aussi, tous les actionnaires ne sont pas mus par la seule quête de la rentabilité à court terme. En effet, dans bien des cas, les investisseurs représentent des souscripteurs d’assurance-vie, des fondateurs d’entreprises familiales ou des retraités qui souhaitent savoir où va leur argent et sont ainsi davantage intéressés par la stabilité et la pérennité. Tous les actionnaires ne sont pas des spéculateurs, et nombre d’entre eux s’engagent de bonne grâce sur le long terme et acceptent de soumettre le sort de leur capital aux choix des dirigeants.

Tout comme il existe une infinité de managers, de cadres ou d’employés, existe-t-il une infinité d’actionnaires. Tout comme LE manager n’existe pas, L’actionnaire n’existe pas.

 

La mission : une valeur refuge ?

Introduite il y a tout juste un an par la Loi PACTE, la qualité de Société à Mission dessine dans le paysage économique français une nouvelle voie de gouvernance. Et même s’il est vrai que cette innovation juridique ait essentiellement pour objectif de protéger l’entreprise de la pression que pourrait exercer sur elle un potentiel actionnariat activiste, la Société à Mission ne se constitue aucunement contre les actionnaires. Il est de coutume d’affirmer que les Entreprises à Mission ont naturellement vocation à engager l’ensemble des parties prenantes ; et c’est tout à fait vrai. Mais on oublie souvent de préciser que les shareholders font partie intégrante des stakeholders. Les actionnaires ne sont-ils pas également membres de la Société au sein de laquelle opère l’entreprise dont ils détiennent des parts ?

Loin de se fonder contre les actionnaires, la Société à Mission les intègre au projet de création collective que constitue l’entreprise. Approuvée par une majorité qualifiée aux deux tiers de toutes les classes d’actions distribuées, la mission témoigne de la sincérité de l’engagement des investisseurs. Ce dispositif est conçu pour envoyer un signal dont l’objectif est double : d’une part, attirer les investisseurs intéressés à l’idée de s’engager dans un projet au long cours et, d’autre part, dissuader les rachats motivés par le seul rendement de court terme. Autrement dit, la mission est autant un attracteur qu’un repoussoir. Un tel engagement apparaît de fait comme une protection pour les actionnaires (historiques ou non) qui défendent des stratégies de long terme et qui redoutent les conséquences d’un activisme actionnarial. D’une certaine manière, la mission fait office de garde-fou permettant à l’entreprise de se prémunir face au risque d’opportunisme.

Enfin, la Société à Mission est également un facilitateur d’accès à des sources de financement spécialisées en forte croissance telles que les fonds d’investissement socialement responsables. Dans un récent article, Kevin Levillain et Blanche Segrestin (Professeurs de Sciences de Gestion à Mines ParisTech) affirment que les entrepreneurs ayant opté pour l’Entreprise à Mission n’ont rencontré aucune difficulté lorsqu’il s’est agi de lever des fonds. Au contraire, leur engagement était considéré comme une preuve supplémentaire de leur dévouement dans la réalisation du projet qu’ils présentaient aux investisseurs. Il se murmurerait même que les entreprises s’engageant sur la voie de la Société à Mission pourraient, demain, bénéficier de certains avantages ; il serait ainsi question d’un accès facilité aux marchés et notamment aux marchés publics, ainsi que d’un adoucissement des taux d’intérêt en matière d’emprunts bancaires ou d’un aménagement des remboursements. C’est en tout cas la volonté d’Olivia Grégoire, Secrétaire d’Etat à l’Economie sociale, solidaire et responsable. Quoiqu’il advienne, il est certain que la mission deviendra d’ici peu une véritable valeur refuge.

Par Quentin Mermet, le 1er août 2020.

Blurring : du brouillage à la fusion

Blurring : du brouillage à la fusion

Blurring : du brouillage à la fusion

La démocratisation du télétravail permise par l’omniprésence des technologies de l’information participe à brouiller la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel. Mais loin d’être circonscrit aux effets indésirés d’une utilisation parfois débordante des TIC, le blurring apparaît aujourd’hui comme un phénomène total.

Les TIC brouillent la frontière

Pour faire court, le blurring qualifie l’érosion de la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel. Qu’il soit question de la consultation de mails privés sur le lieu de travail (du personnel vers le professionnel) ou de la sollicitation, par exemple, par téléphone en dehors des horaires de bureau – le soir, le week-end ou au cours des vacances (du professionnel vers le personnel), ce phénomène a tendance à s’accentuer chez une bonne partie des actifs, et notamment chez les cadres.

Quelques chiffres : selon différentes études (Ipsos, Edenred, Eléas, Cadreo, pour les plus récentes), près de 80% des cadres déclarent ainsi être sollicités en dehors de leur journée de travail ; et quasiment la même proportion affirme avoir à régler des problèmes personnels pendant leurs heures de bureau. La conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle est jugée difficile par un quart des travailleurs. Parmi les salariés travaillant 40h par semaine, ce taux s’élève à 37% ; parmi ceux dont les horaires sont atypiques, il atteint 30%. C’est ce brouillage des frontières entre temps légal du travail, temps extensif du business, et temps individuel que l’on appelle blurring.

Pendant le confinement dû à la crise sanitaire du Covid-19, la question de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle (donc la question du blurring) est devenue particulièrement prégnante. Et pour cause, le télétravail, devenu dispositif nominal d’exécution des activités pour une grande partie des actifs du secteur tertiaire, participe à brouiller la frontière particulièrement poreuse en condition de home working entre sphère privée et sphère professionnelle. Aussi, il convient de préciser que la massification du télétravail, en tant que telle, n’est que l’excroissance la plus actuelle d’un mouvement beaucoup plus structurel : la transformation digitale des organisations et le développement de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Sans ordinateur portable, sans mails, sans smartphone, sans connexion internet privée de qualité, point de blurring.

Et les conséquences d’un tel brouillage sont nombreuses : fatigue psychique, stress, surcharge mentale, troubles du sommeil, burn out. Consciente de ces risques, la France a été l’un des premiers pays à intégrer, le 1er janvier 2017, le droit à la déconnexion au Code du Travail. Une mesure dont l’efficacité reste à prouver : 78% des cadres interrogés dans le cadre un sondage Ifop mené en juillet 2017 affirment consulter leurs mails et SMS professionnels pendant leur temps libre.

Mais au-delà de cette analyse générale, commune, concernant l’impact des technologies de l’information et de la communication sur le désormais fameux équilibre vie pro/perso, évoquons deux autres développements du blurring contemporain, sans doute moins partagés ou répandus que le classique brouillage par les TIC mais qui pourraient prendre de l’ampleur dans les années à venir : les campus d’entreprise et le merging.

 

Les campus d’entreprise : un néo-paternalisme ?

A Mountain View, en périphérie de San Jose à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de San Francisco, le Googleplex (le siège social du géant californien) se déploie sur plus de 20 hectares et accueille plus de dix mille employés. Ce complexe, modèle archétypique des nouveaux campus d’entreprise, offre aux salariés de l’entreprise américaine une expérience de vie « clef en main ». Bureau de banque, de poste, médecin, logement, tout y est pour subvenir aux besoins des googlers. Le matin, des navettes privées vous conduisent jusqu’à votre lieu de travail ; une garderie est présente pour s’occuper de vos enfants ; et vous pouvez profiter, tout au long de la journée, d’une large diversité de cantines bio et de restaurants. Evidemment, tous ces services sont gracieusement offerts à l’ensemble des employés dont le bien-être apparaît, pour la société californienne, comme la condition de leur performance.

Pour la petite histoire : à Dublin, près du siège irlandais de la firme, une rue se trouve entièrement habitée par des salariés de l’entreprise américaine, une rue malicieusement qualifiée de « ghetto Google ». Google n’est évidemment pas la seule entreprise à transformer ses sièges sociaux en villes dans la ville. En 2015, Mark Zuckerberg (fondateur et dirigeant de Facebook) avait dévoilé un vaste projet immobilier : construire une « Facebook City », baptisée ZeeTown, de 80 hectares, avec supermarchés, hôtels et villas. L’Apple Park de la marque à la pomme est un autre exemple de ces nouveaux campus d’entreprise où travail et vie privée se dissolvent l’un et l’autre dans un écosystème fermé sur lui-même où les employés sont conviés à passer l’ensemble de leur existence.

Pour tout dire, cette manière de concevoir la relation que les employés devraient entretenir avec leur entreprise n’est pas très différente d’une innovation managériale qui émergea au XIXe siècle : le paternalisme industriel. A la fin des années 1830, le besoin en main-d’œuvre augmenta considérablement. Les usines recrutaient alors des paysans qu’il fallait structurer, loger, nourrir, éduquer et soigner. A l’époque, le turn-over dépassait souvent le dixième de l’effectif quotidien, ce qui posait d’évidents problèmes en matière de gestion des ressources humaines. Le paternalisme, système de pratiques managériales consistant à apporter aux employés un certain nombre d’avantages sociaux que la société ne pouvait pas encore leur fournir de manière généralisée (éducation, logement, soin, etc.), apparut ainsi comme une réponse à la concurrence féroce que se livraient les grandes industries pour attirer les ouvriers. Le paternalisme avait un objectif : la rétention d’une main-œuvre qualifiée et engagée. En effet, le départ de l’ouvrier lui était rendu coûteux par une offre d’avantages suffisamment conséquente pour que le coût d’opportunité de son départ soit dissuasif. Par voie de conséquence, l’entreprise paternaliste pénétrait tous les aspects de la vie de ses ouvriers, de sa dimension la plus matérielle (coopératives, lavoirs, boulangeries, etc.) à la plus spirituelle (par l’édification, notamment, de lieux de culte).

Dans un article du Figaro publié en 2018, une employée de Google âgée de 29 ans se réjouit de son cadre de travail en ces termes : « Ici, il n’y a pas de vie privée à proprement parler parce qu’il n’y a pas de différence entre chez soi et le bureau. Chacun vient comme il est. Et plus on est soi-même, plus on peut s’intégrer. » En superposant les espace-temps professionnel et personnel des employés, le néo-paternalisme des grands campus d’entreprise les fait accéder à l’idée (ce, de manière sans doute inconsciente) que leur travail et leur vie ne font qu’un.

 

Working Out Loud & influence : blurring 2.0

Si la massification de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication a constitué la première étape de ce progressif effacement de la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel, l’explosion des réseaux sociaux et surtout l’utilisation qui commence à en être faite au sein de la sphère professionnelle constitue un des principaux accélérateurs du blurring contemporain. Aujourd’hui, via Twitter, Instagram et LinkedIn, des centaines de milliers, voire des millions, de travailleurs (employés de bureau, cadres, managers, freelancers, auto-entrepreneurs) donnent à voir leur travail en même temps qu’il se trouve exécuté. C’est ce que l’on appelle le Working Out Loud (WOL). Ce mouvement de pratiques médiatico-professionnelles participe d’une mise en scène tant de l’activité que de la personne qui réalise l’activité. Désormais, le travail ne se suffit plus à lui-même, il convient de le rendre visible et donc de produire un discours à son endroit, un discours qui nécessite de prendre part en tant qu’individu et non plus en tant que simple travailleur-exécutant à ce processus de mise en scène. En s’introduisant de plus en plus profondément dans le monde professionnel, les réseaux sociaux ouvrent une brèche inédite dans nos sphères privées.

De manière nettement plus paroxystique mais non moins connexe, l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler les « influenceurs » témoigne également de cette professionnalisation de la vie privée. Dans le cas de ces youtubeurs, streamers et autres instagrameurs, la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel devient problématique. De fait, c’est précisément le personnel qui devient professionnel ; la vie devient travail. D’une certaine façon, on pourrait tout à fait considérer que certains métiers dits « traditionnels » comme celui de boulanger par exemple tendaient et tendent encore à confondre personnel et professionnel ; la vie personnelle du boulanger étant intimement articulé à sa vie de boulanger. Cela étant, la fusion professionnelle/personnelle (que l’on pourrait qualifier de merging) caractéristique de l’activité des influenceurs apparaît d’autant plus totale qu’elle se déploie de manière publique et médiatique. Si ce phénomène demeurait jusqu’alors lointain et fantasmatique (il était autrefois question du « star system »), la diffusion généralisée de l’usage des réseaux sociaux a rendu cette posture – celle de l’influenceur – autant enviable qu’accessible.

Aussi, il n’est pas impossible que, demain, une frange de plus en plus importante des actifs (via le développement du Working Out Loud et la multiplication des figures d’influence) achève de dissoudre la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel.

Par Quentin Mermet, le 31 juillet 2020.

Flex working : halte à la pensée magique

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Ce qui se cache derrière la courbe du deuil

Ce qui se cache derrière la courbe du deuil

Ce qui se cache derrière la courbe du deuil

La courbe du deuil est un mythe managérial pseudo-scientifique dont la révérence au sein du champ de la conduite du changement témoigne de la prééminence de la conception consensualiste du phénomène organisationnel.

Conduite du changement et management des résistances

Qu’il s’agisse de la digitalisation de process ou de départements tout entier, d’un déménagement impliquant de nouveaux modes de travail, ou de la reconfiguration d’un système de production selon les préceptes du Lean, tout projet de transformation organisationnelle nécessite de conduire le changement. Fut un temps où les impératifs techniques étaient considérés comme prioritaires. L’enjeu était alors de développer de nouveaux outils, d’implémenter de nouvelles pratiques, de modeler de nouveaux espaces de travail, jamais d’accompagner les utilisateurs dans l’adoption de ces nouveaux outils, de s’assurer de la bonne compréhension de ces nouvelles pratiques par ceux qui devront les incarner, ni d’embarquer les collaborateurs dans le design de leur futur environnement. Aujourd’hui (depuis quelques décennies, pour tout dire), la conduite du changement a intégré la composante humaine de la transformation ; à tel point que cette composante apparaît désormais au cœur de tout projet de change.

Cela étant, n’oublions pas que la conduite du changement a un objectif clair : permettre l’ancrage dans la durée de ces nouveaux process, pratiques, métiers, espaces, etc. En ce sens, l’enjeu n’est pas de discuter de la pertinence de la transformation mais de faire accepter cette transformation par l’ensemble des parties prenantes. Problème : rien ne garantit que les parties prenantes vont accepter, de bonne grâce, de voir leurs activités ou environnement de travail être définitivement transformés. Pour schématiser, la conduite du changement consistera à déjouer les fameuses « résistances au changement ». Aussi, le rôle du conducteur du changement sera tout simplement de trouver et de mettre en place des méthodes pour dissiper (ou vaincre) ces réticences.

Parmi la myriade de méthodes peuplant le champ de la conduite du changement (modèle de Lewin, matrice d’analyse des champs de force, équation de Beckhard et Harris, diamant de Leavitt, modèle de Burke et Litwin, Futures Wheel, modèle transitionnel de Bridge, modèle de Kotter, etc.), la « courbe du deuil » apparaît comme l’une des théories les plus citées et révérées. La théorie de la courbe du deuil fut présentée pour la première fois par la psychiatre suisse, Elisabeth Kübler-Ross, dans Les derniers instants de la vie, ouvrage paru en 1969 et inspiré de ses travaux avec des patients en phase terminale. Face à l’annonce de sa proche mort, affirme Kübler-Ross, le patient passe quasi-systématiquement par 5 phases successives : le déni (« Impossible ! Vous mentez ! Vous vous trompez ! »), la colère (« Pourquoi moi ? C’est injuste ! »), le marchandage (« Faites-moi vivre encore quelques années, je ferai tout ce que vous voudrez ! »), la dépression (« Rien n’a plus de sens… »), l’acceptation (« Je suis prêt. »). Un passage en 5 phases qui est communément représenté sous la forme d’une courbe : la « courbe du deuil ».

Loin de demeurer circonscrite au seul domaine de la psychologie, cette théorie fut reprise par des chercheurs et praticiens des sciences de gestion et fut appliquée aux problématiques inhérentes à la conduite du changement. L’idée sous-jacente était que toute transformation impliquait une perte, donc un deuil, et que le rôle du conducteur du changement était simplement d’aider les collaborateurs à franchir, le plus rapidement possible, ces 5 étapes. Cette application de la théorie de la courbe du deuil au mangement rencontra un vif succès. Et même si elle n’apparaît plus autant utilisée aujourd’hui (en tout cas, plus sous sa forme brute), les principes qu’elle institue ont remarquablement infusé dans les pratiques et postulats que nous retrouvons désormais dans le champ de la conduite du changement. L’objet de ces quelques lignes sera de montrer en quoi, loin d’être une théorie objective, la courbe du deuil est un véritable mythe managérial, une pseudo-science, dont les présupposés témoignent de la prééminence de la conception consensualiste du phénomène organisationnel.

 

La courbe du deuil : symbole de la naturalisation du changement

Comparer les résistances au changement à un deuil conduit à assimiler la transformation à une mort. En appliquant la courbe du deuil à la conduite du changement, on naturalise les pratiques managériales. Autrement dit, le changement n’est dès lors plus à concevoir comme un phénomène social mais comme un phénomène naturel. Cette naturalisation du changement est à l’origine de trois croyances.

Croyance n°1 : le changement est naturellement inéluctable. Si la transformation est une mort, le désir de retour à l’état initial n’a pas lieu d’être : en effet, il est tout simplement impossible. Dans la même veine, le changement ne se voit plus conduit par un ensemble d’acteurs, il n’est que le résultat d’un processus naturel auquel il serait inepte de s’opposer. C’est précisément cette impuissance de l’homme face à la mort qui est invoquée (consciemment ou non) dès lors que l’on applique la théorie de la courbe du deuil à la conduite du changement. Cette manière d’appréhender le changement, en refoulant son caractère culturel et social (en niant, pour faire court, l’action de l’homme qui demeure à l’origine de ce processus), est symptomatique de la lecture consensualiste du phénomène organisationnel. En la comparant à une mort, la transformation est présentée comme implacable, inévitable, sans réplique : « on ne peut aller contre, c’est ainsi ».

Croyance n°2 : le changement est indiscutablement bénéfique. Nous l’avons dit, la conduite du changement ne consiste pas à débattre du bienfondé du changement. Et pour cause, ce dernier est considéré comme acté ; la question ne se pose pas, on y a déjà répondu par l’affirmative. Il n’est également jamais question d’alternative, le changement apparaissant comme la seule et unique réponse. Il ne vient ainsi jamais à l’idée des conducteurs du changement que si les collaborateurs font preuve de résistance, c’est qu’ils ont bien conscience que ce changement peut ne pas aller dans le sens de leurs intérêts. Cette hypothèse est balayée d’un revers de manche puisque ce qui compte, ce n’est pas les intérêts particuliers d’un certain nombre de collaborateurs mais « l’intérêt supérieur » de l’organisation. Mais quel peut être l’intérêt supérieur d’une organisation ? La réponse est simple : celui qu’auront défini pour elle les conducteurs du changement.

Croyance n°3 : les résistances sont irrationnelles et temporaires. Irrationnelles car naturelles, inhérentes à tout changement. La résistance au changement est ici dépeinte comme une réaction quasi organique, une sorte de rejet de greffe, un vulgaire réflexe. Une nouvelle fois, à aucun moment la question du conflit entre les intérêts bien compris des collaborateurs et l’horizon promis de la transformation n’est posée ; il ne s’agit, aux yeux du partisan de la courbe du deuil, que d’une réaction épidermique sans le moindre fondement. Et tout comme le deuil est une affaire de temps (le passage de la phase 1 à la phase 2, puis de la phase 2 à la phase 3, et ainsi de suite étant inéluctable et progressif), la résistance au changement est un mal passager. Finalement, l’idée-force est qu’il n’y a qu’à attendre que les réticences s’estompent d’elles-mêmes ; au bout du compte, « tout rentrera dans l’ordre ».

 

L’impensé du management par l’oubli

D’une certaine manière, un bon consensualiste est un « voleur chinois ». Je m’explique. Imaginons que vous souhaitiez voler un vase placé au centre du comptoir d’une boutique d’antiquités. La stratégie ou technique dite du « voleur chinois » consistera à déplacer, chaque jour, et ce de seulement quelques centimètres, le vase en question. Ce déplacement quotidien sera tellement mineur qu’il en deviendra quasiment imperceptible ; l’antiquaire ne se rendra compte de rien, il ne s’inquiètera donc pas. Un jour, le vase aura disparu. Il aura effectivement franchi les quelques derniers centimètres qui séparaient alors le bord du comptoir de votre sac. A l’image du « voleur chinois », les tenants du management consensualiste travaillent cette zone grise qu’est celle de la perception du changement.

Dans leur ouvrage séminal, La Construction sociale de la réalité (1966), Berger et Luckmann soulignent que la répétition d’une action constitue une forme « d’institutionnalisation embryonnaire » (incipient institutionalisation). La répétition apparaît, dans ce cadre, non comme une série de gestes inconséquents mais comme une pratique socialement intégrative. De fait, une action répétée, du fait de sa répétition, tend, à terme, à être considérée comme acquise. La théorie de l’incipient institutionalisation pose évidemment la question de la plasticité du réel, compris comme expérience sociale, vécue et négociée collectivement. Autrement dit, tout ce que nous considérons aujourd’hui comme acquis, comme allant de soi, fut uniquement le résultat d’une sédimentation progressive et potentiellement chaotique de pratiques, d’idées, de normes qui n’avaient, en soi, absolument rien d’évident. Une fois internalisé, une fois institutionnalisé, ce répertoire de pratiques, d’idées, de normes devient particulièrement complexe, sinon impossible, à requestionner.

Cette analyse de la manière dont les normes sociales évoluent par glissement progressif est également au centre du Shifting Baseline. Ce concept fut notamment utilisé par le biologiste franco-canadien, Daniel Pauly, pour rendre compte des difficultés rencontrées par les professionnels de la pêche lorsqu’ils cherchaient à identifier la taille « de base » de la population d’une espèce donnée. Pauly décrit la façon dont cette « base » est progressivement amenée à évoluer à mesure que les experts qui se succèdent sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, considèrent comme étant la population-référence celle qu’ils ont connu au début de leur carrière. Les générations se succédant, et les années passant, la « base » évolue et l’effondrement de certains écosystèmes sur de très longues périodes se retrouvent ainsi masquées. Chaque génération redéfinissant ce qui doit être perçu comme « naturel », « acceptable », devient-il impossible de percevoir le changement.

L’être humain n’est pas une machine éternelle, c’est un être faillible, éphémère, dont les mécanismes de perception du monde ne sont en rien des algorithmes à la perfection froide. L’être humain est un animal social qui compose et recompose sans cesse son environnement. L’être humain n’a pas la mémoire des millénaires qui ont forgé l’histoire de l’humanité, et sa perception du monde est naturellement réduite à son expérience individuelle de la vie sur Terre. L’être humain n’a, en conséquence, aucune idée de ce que le monde était il y a cent, cinquante, voire seulement vingt ans ; les normes et références évoluent continuellement et elles sont continuellement internalisés par les acteurs sociaux qui participent activement ou passivement à leur éternelle reconstruction. Aussi, tout projet de transformation, qu’il soit managérial ou politique, porte en lui l’idée qu’en dernière instance l’acceptation du changement est une question périphérique car, du fait de mécaniques cognitives et psychologiques relativement simples, l’être humain finit toujours par tout accepter, et ce sans même s’en rendre compte voire en considérant ce nouvel état de fait, une fois qu’il se trouve advenu, comme allant de soi. La conduite du changement est une ingénierie sociale.

Par Quentin Mermet, le 14 juin 2020.

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Cannes vs Netflix : une étude de cas

Cannes vs Netflix : une étude de cas

Cannes vs Netflix : une étude de cas

Pourquoi le Festival de Cannes refuse d’intégrer les productions Netflix à sa Compétition Officielle et pourquoi il a tout intérêt à continuer.

 

Introduction

Il y a maintenant trois ans, la projection en Compétition Officielle de deux films produits par Netflix provoquait l’indignation de nombreux professionnels de l’industrie cinématographique française. Comment un film destiné à être diffusé de manière exclusive sur une plateforme de streaming pouvait décemment participer au plus prestigieux des festivals de cinéma ? La polémique prit une telle ampleur, que Thierry Frémaux, délégué général de la manifestation, déclara fin mars 2018 que tout film souhaitant concourir pour la Palme d’Or devait impérativement sortir dans les salles françaises et ainsi respecter la réglementation en vigueur. La réponse du service de vidéo à la demande par abandonnement ne se fit pas attendre : Ted Sarandos, directeur des contenus, retira officiellement l’ensemble des productions qui étaient pressentis pour participer à la 71e édition du festival cannois. Parmi ces films, Roma du réalisateur mexicain Alfonso Cuarón trouva refuge à la Mostra de Venise d’où il ne repartit qu’une fois le Lion d’Or en poche. Depuis que la Berlinale a sélectionné Elisa y Marcela, également produit par Netflix, la manifestation cannoise est désormais le dernier des trois grands festivals à refuser catégoriquement d’intégrer les films de la plateforme américaine à sa Compétition Officielle. Entre le Festival de Cannes et Netflix, la rupture semble véritablement consommée.

Cette brève étude de cas a pour objectif d’analyser en quoi – contrairement à ce qui est souvent affirmé, à savoir que le refus du Festival de Cannes témoigne de son profond décalage par rapport à son époque voire d’un académisme réactionnaire – cette décision répond à certains enjeux stratégiques et apparaît en parfaite adéquation avec les intérêts bien compris du festival. A travers l’étude des stratégies « hors marché » des différents acteurs en présence (Netflix, l’Etat français et Canal+), nous émettrons l’hypothèse que le Festival de Cannes pourrait tout avoir à gagner à maintenir ce statu quo et qu’à moins d’un revirement inattendu de la part de la plateforme de streaming, les productions Netflix seront bien absentes des prochaines éditions du mythique festival.

 

Présentation du cas

Lors de la 70e édition du Festival de Cannes, la projection de deux films dans le cadre de la prestigieuse Compétition Officielle crée la polémique. Encore une « polémique » à Cannes, serait-on tenté de dire. Cependant, ce n’est pas à cause de leur durée (Winter Sleep, Ceylan, 2014), ou de leur formalisme (The Tree of Life, Malick, 2011), ou de la présence de scènes excessivement violentes (The House that Jack Built, von Trier, 2018) ou pornographiques (Mektoub my Love : Intermezzo, Kechiche, 2019) qu’Okja et The Meyerowitz Stories, respectivement réalisés par Bong Joon Ho et Noah Baumbach, soulèvent l’indignation mais bien du fait de l’identité de leur producteur et unique distributeur (ou plutôt, « diffuseur » dans le cas présent), à savoir Netflix. En effet, la plateforme de vidéo à la demande par abonnement (SVoD) n’a aucune intention, à l’issue du Festival, de confier ses deux films à des distributeurs tiers pour que ceux-ci puissent être projetés dans les salles de cinéma. Autrement dit, Okja et The Meyerowitz Stories seront exclusivement destinés aux abonnés de l’entreprise américaine et uniquement accessibles en streaming. Il n’en fallait pas plus pour que la Fédération Nationale des Cinémas Français (FNCF), regroupement des différents syndicats professionnels représentatif des exploitants français de cinémas, conteste la sélection par le Festival de Cannes de ces deux productions. Dans un communiqué publié le vendredi 14 avril 2017, elle « souhaite qu’une clarification rapide soit faite afin que soit confirmé que ces œuvres pourront sortir dans les salles de cinéma en respectant le cadre réglementaire en vigueur, qui est le fondement de l’exception culturelle ». En effet, si des films sélectionnés au Festival de Cannes contrevenaient à la réglementation sur la chronologie des médias en étant, par exemple, diffusés sur Internet simultanément à une sortie en salles, ils seraient passibles de sanctions par le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée). Cependant, la « confirmation » tant attendue n’a pas lieu. S’ensuivent de nombreuses, et désormais traditionnelles, invectives sur Twitter. Ainsi, quand Jean Labadie, patron de la société de distribution Le Pacte, déclare que « Netflix veut la mort des salles », Reed Hastings, PDG de la plateforme de streaming, lui répond que ce sont les propriétaires de salles qui « étranglent le cinéma ». Finalement, Okja et The Meyerowtiz Stories sont bien projetés en Compétition Officielle mais n’accèdent pas au Palmarès final – et ne sortiront jamais en salle. En cette année 2017, c’est The Square, réalisé par le Suédois Ruben Östlund et distribué en France par Bac Films, qui décroche la Palme d’Or. Ainsi, pour les exploitants et distributeurs, si la guerre n’est pas gagnée, l’honneur est sauf.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le 23 mars 2018, Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, dévoile, dans un entretien exclusif publié dans le Film français (« L’Hebdomadaire des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel »), plusieurs changements dans l’organisation de la manifestation. Entre autres, tout film sélectionné en Compétition devra être distribué dans les salles de cinémas françaises et ainsi respecter le cadre réglementaire. Par ailleurs, les films exclusivement diffusés par les plateformes de streaming pourront être sélectionnés Hors Compétition mais ne seront pas, de fait, en lice pour la Palme d’Or. Frémaux ajoute : « L’an dernier, lorsque nous avons sélectionné ces deux films [Okja et The Meyerowitz Stories], je pensais convaincre Netflix de les sortir en salle. J’étais présomptueux : ils ont refusé. […] Les gens de Netflix ont adoré le tapis rouge et aimeraient nous présenter d’autres films. Mais ils ont compris que leur intransigeance sur leur propre modèle s’oppose désormais à la nôtre. » Quelques jours après cette annonce, Netflix menace, selon The Hollywood Reporter et Vanity Fair, de retirer cinq de ses films pressentis pour être présentés lors de la 71e édition du Festival : Roma d’Alfonso Cuarón, Norway de Paul Greengrass, Hold the Dark de Jeremy Saulnier, The Other Side of the Wind, film inachevé d’Orson Welles, et le documentaire They’ll Love Me When I’m Dead de Morgan Neville. Dans la foulée, Ted Sarandos, directeur des contenus de la plateforme, déclare officiellement qu’aucun film Netflix ne participera cette année-là au Festival de Cannes, ce même Hors Compétition. Thierry Frémaux tient, de son côté, à apaiser les choses : « Nous avons un dialogue fructueux, contrairement aux apparences, avec Netflix. » En effet, deux des cinq films détenus par le service de streaming susceptibles d’être retirés intéressent plus particulièrement l’équipe du Festival : The Other Side of the Wind et surtout Roma qui devait intégrer la Compétition Officielle. Dans une interview accordée à Variety, Sarandos apparaît ferme quant à sa décision de retirer l’ensemble de ses productions. Effectivement, si Netflix décidait de faire concourir l’un de ses films en Compétition, celui-ci ne pourrait être disponible pour ses abonnés français que trois ans après sa sortie en salle, ce que le service de streaming refuse catégoriquement. Le directeur des contenus de la plateforme s’inquiète également d’un éventuel « manque de respect » envers les films et les réalisateurs estampillés « Netflix » si l’entreprise américaine se rendait à Cannes Hors Compétition. Ted Sarandos ouvre tout de même la porte à une éventuelle réconciliation : « Je crois que Thierry [Frémaux] partage mon amour pour le cinéma et sera un défenseur du changement quand il réalisera à quel point cette nouvelle règle est punitive pour les réalisateurs et les cinéphiles […] Nous espérons qu’ils vont se moderniser », avant de conclure de manière beaucoup plus sèche : « Thierry [Frémaux] a dit, quand il a évoqué son changement de règle, que l’histoire d’Internet et l’histoire de Cannes sont deux choses différentes. Bien sûr. Mais nous choisissons de nous positionner du côté de l’avenir du cinéma. Si le Festival de Cannes choisit de rester bloqué dans le passé du cinéma, très bien ». Ni Roma ni The Other Side of the Wind ni aucun autre film produit par Netflix ne participent finalement à cette 71e édition du festival cannois.

Ironie du sort, le 8 septembre de la même année, Roma décroche le Lion d’Or à la Mostra de Venise (le troisième festival de cinéma le plus prestigieux au monde avec le Festival de Cannes et la Berlinale). Quelques mois plus tard, le 25 février 2019, lors de la fameuse cérémonie des Oscars, les productions Netflix décrochent quatre prix dont un majeur, celui de meilleur réalisateur pour Alfonso Cuarón avec… Roma, également récompensé par les Oscars du meilleur film en langue étrangère et de la meilleure photographie. Le court-métrage documentaire, Les Règles de notre liberté, glane la quatrième statuette. Avec 14 nominations (10 pour Roma, 3 pour La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen et 1 pour At Eternity’s Gate de Julian Schnabel), la moisson du service de streaming aurait pu être encore plus abondante. Mais, une chose est sûre, la plateforme rivalise désormais avec les grandes Majors que sont 20th Century Fox, Warner Bros., Paramount, Columbia, Metro-Goldwyn-Mayer ou Universal Pictures. Car ce que recherche Netflix, au-delà de sa position dominante sur le marché des services de vidéo à la demande par abonnement, c’est la reconnaissance d’Hollywood sur le terrain de la légitimité artistique. Et pour réussir ce pari, la plateforme américaine n’avait pas hésité à mener une intense campagne de lobbying en vue des Oscars (projections privées pour les journalistes, soirées et expositions inédites, panneaux et affichages publicitaires, cadeaux distribués, etc.), campagne dont le budget a frôlé, selon le New York Times, les 30 millions de dollars, soit le double du budget du film lui-même. Dans le monde du cinéma, il y a désormais un avant et un après Venise2018/Oscars2019. Et le sujet est, pour nombre d’acteurs et d’observateurs, particulièrement sensible. Richard Patry, président de la FNCF, n’hésite pas à parler de « parasitage » : « Netflix veut bénéficier de l’aura du cinéma, et notamment des prix des festivals, sans sortir ses films en salle. » Edouard Baer ouvre, quant à lui, la cérémonie de clôture de la 72e édition du Festival de Cannes par ces mots : « Sortir de chez soi, ce miracle-là, plutôt que de rester là, à manger des pizzas en regardant Netflix. Le cinéma, c’est ça ! C’est le collectif, c’est le groupe, c’est la chaleur humaine ! » Au micro de Léa Salamé, Xavier Dolan, dont le film est sélectionné en Compétition, renchérit : « Autour de moi, je sens que le marché s’est métamorphosé et que les gens préfèrent vivre le plaisir des films de façon individuelle et casanière plutôt que de se retrouver dans un espace, socialement, avec les autres. C’est dommage […] Moi aussi, j’ai Netflix. Mais il faut que les deux puissent coexister. L’un ne peut pas remplacer l’autre. Le digital, c’est la platitude ! Ça manque de relief, ça manque de texture, ça manque de vie ! […] Sur ces nouvelles plateformes, on a créé une multitude de contenus qui sont extrêmement chiants et mauvais. Il y a quelque chose d’aseptisé qui correspond aussi à la mentalité et à la nature de ces plateformes. » En guise de réplique, Netflix annonce, à l’issue de la manifestation, l’acquisition des droits de diffusion à l’international du film de Mati Diop, Atlantique, fraîchement auréolé du Grand Prix (deuxième récompense après la Palme d’Or). Si ce film sera disponible sur la plupart des catalogues Netflix du monde, les abonnés français, mais aussi chinois, bénéluxois, suisses, russes et turques, devront patienter (jusqu’au 2 octobre 2019 pour les Français) avant de pouvoir le découvrir en salle. La Palme d’Or est, quant à elle, décernée au Sud-Coréen Bong Joon Ho pour Parasite, ce même Bong Joon Ho qui avait dû repartir bredouille deux ans plus tôt du fait de la polémique autour de son film Okja. Entre Netflix et le Festival de Cannes, la boucle est bouclée et la guerre, déclarée.

 

Analyse

NETFLIX

Pour Netflix, l’enjeu est de poursuivre sa croissance. Au tournant du millénaire, la vidéo à la demande (VOD) peinait à décoller et les revenus créés ne compensaient pas les pertes essuyées sur les autres canaux. C’est dans ce contexte que Netflix, une société américaine de location de DVD par correspondance, a commencé à proposer en 2007 un service de visionnage en flux continu (streaming). L’offre initiale, modeste par la profondeur et la qualité de son catalogue, ne semblait pas en mesure de concurrencer les puissants opérateurs du câble et du satellite. Ainsi, des détenteurs de droits, studios et chaînes de télévision, négocièrent avec la plateforme pour « offrir » leur contenu. Une nouvelle fenêtre est créée : la vidéo à la demande par abonnement (SVoD) est ajoutée à la toute fin de la fameuse chronologie des médias, le plus loin possible de la sortie en salle. Netflix, qui améliorait progressivement la qualité de son service, demeurait toutefois en difficulté : la jeune entreprise était dépendante de droits détenus par d’autres. Sa seule opportunité de croissance était ainsi de remonter la chaîne de valeur et d’investir dans la production de contenu. La série House of Cards, diffusée à partir de 2013, marqua le début d’une nouvelle ère. En 2016, un quart du catalogue de Netflix était composé de contenu dit « original ». En 2018, plus de la moitié du contenu présent sur la plateforme répondait à cette appellation. Entre-temps, le service en ligne s’est propagé aux États-Unis puis dans le monde. Vingt et un ans après sa création, la plateforme de streaming revendique près de 140 millions d’abonnés (3,5 millions en France), qui peuvent consommer films et séries pour un abonnement mensuel d’une dizaine d’euros contre une vingtaine pour – à titre de comparaison – la carte UGC illimité.

Pour continuer de grandir, Netflix cherche désormais à gagner en légitimité sur le plan institutionnel. Au-delà du simple fait de « gagner des prix », l’enjeu est donc de s’assurer que les réalisateurs et acteurs qui souhaitent participer aux Oscars ou aux festivals de cinéma internationaux ne soient pas rebutés à l’idée de collaborer avec la plateforme américaine. En effet, de nombreux observateurs continuent à critiquer le manque de qualité des productions Netflix, notamment de ses films qui sont encore bien loin des standards affichés par les productions hollywoodiennes. En attirant à elle les metteurs en scène les plus talentueux et en leur assurant, d’une part, un budget conséquent et, d’autre part et peut-être surtout, une participation aux grands festivals, Netflix entreprend de « monter en gamme » pour sécuriser son avenir et rentrer en concurrence frontale avec les Majors, ce tant économiquement qu’artistiquement. Refoulé du Festival de Cannes, Netflix est privé d’une vitrine prestigieuse, d’autant plus qu’Amazon, qui a confié la distribution de ses films sur le sol français à un distributeur tiers, a pu participer à sa 71e édition au cours de laquelle il a même remporté le Prix de la Mise en Scène avec Cold War de Pawel Pawlikowski. Le service de vidéo à la demande par abonnement ne peut décemment en rester là et il est certain qu’il fera tout pour, à terme, participer à la manifestation cannoise qui, faut-il le rappeler, demeure la plus importante célébration cinématographique au monde.

Les stratégies « hors marché » déployées par la plateforme de streaming vont dans ce sens. En témoigne l’investissement colossal concédé pour la production du dernier film de Martin Scorsese, The Irishman, dont le budget est estimé par Esquire à 175 millions de dollars. A titre d’information le précédent film du réalisateur américain, Silence, rapporta deux fois moins qu’il ne coûta (23 millions contre 40). Cet échec refroidit certainement la plupart des sociétés de production traditionnelles à l’idée de débourser près de 200 millions de dollars pour, entre autres, rajeunir numériquement une bonne partie du casting (Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, etc.) Aux dires de Scorsese lui-même, « The Irishman est un projet risqué qu’aucun autre studio n’a voulu financer. Chez Netflix, il y a des gens qui prennent ces risques ! » Il est néanmoins certain que Netflix ne récupèrera pas sa mise de départ dans cette opération. Pour l’entreprise américaine, la production du film de Scorsese constitue davantage un investissement en termes d’image qu’un coup financier. The Irishman pourrait permettre à Netflix d’attirer à lui un public de cinéphiles auquel ses productions récentes n’étaient résolument pas destinées et ainsi étendre davantage son marché mais, surtout, d’accéder au statut de studio à part entière.

Dans le cadre de cette stratégie « hors marché », Netflix a également songé il y a quelques mois faire l’acquisition d’une chaîne de salles de cinéma, les Landmark Theaters. Cependant, selon le Los Angeles Times, tout porterait à croire que l’achat de cette chaîne soit tombé à l’eau. En effet, le prix qui aurait été proposé aurait été beaucoup trop élevé au goût des dirigeants de la plateforme. Dans l’hypothèse où ils ne parviendraient pas à acheter un tel complexe, Netflix serait toutefois prêt à s’offrir une poignée de salles à New-York et à Los Angeles afin de permettre à ses productions de concourir aux Oscars. Effectivement, malgré le fait que des personnalités comme Steven Spielberg aient clairement affirmé leur position anti-Netflix, l’Académie des Oscars a décidé, le 23 avril 2019, de ne pas durcir ses règles en matière d’éligibilité. Ainsi, pour qu’un film puisse prétendre participer à la fameuse cérémonie, il convient que celui-ci sorte en salle pour une durée minimum de 7 jours dans un cinéma de Los Angeles, avec au moins trois projections payantes par jour, ce qui ne constitue pas – on peut l’admettre – un écueil infranchissable. Et c’est cette réglementation avantageuse qui a permis à la plateforme de streaming de faire concourir les films de Cuarón et des frères Coen avec le succès que l’on connaît.

Cela étant dit, le Festival de Cannes garde encore ses portes fermées pour l’entreprise américaine, contrairement à la Mostra ou à la Berlinale. Dans ce contexte, plutôt que de montrer patte blanche en acceptant de confier la distribution d’un ou de deux films par an à un distributeur tiers comme a pu le faire Amazon, la stratégie de Netflix consiste à mettre la pression sur le festival en se positionnant comme une « force de progrès » incarnant le sens de l’Histoire. Pour Ted Sarandos, c’est « au monde du cinéma de s’adapter à l’évolution que prend la visualisation d’un contenu. […] Les spectateurs changent, du coup la distribution change, du coup les festivals vont vraisemblablement changer. »

FESTIVAL DE CANNES

Pour ce qui est du point de vue du Festival de Cannes, la problématique apparaît nettement plus complexe, et ce pour une raison simple : contrairement à Netflix, la manifestation cannoise ne constitue pas une entité homogène. Pour comprendre les intérêts qui n’apparaissent ici qu’en filigrane, il convient de plonger dans les finances de la manifestation. Selon Nice Matin, le budget de la 70e édition du Festival de Cannes s’est élevé à 20 millions d’euros. Un peu moins de la moitié du budget (environ 8,5 millions d’euros) provenait de fonds publics, des subventions du Centre National de la Cinématographie (qui dépend du Ministère de la Culture), de la ville de Cannes (qui met aussi à disposition des salles pour plus de 3 millions d’euros), ou d’autres collectivités comme la région PACA ou le département des Alpes-Maritimes. Les acteurs privés en financent l’autre moitié. Parmi eux, Canal+ débourse près de 6 millions d’euros pour retransmettre en clair et en exclusivité les cérémonies d’ouverture et de clôture. Le dernier quart est assuré par le sponsoring de marques comme Mastercard, L’Oréal ou Dessange qui ont le privilège de faire partie des « partenaires officiels » de la manifestation. Ainsi, les trois quarts du budget du Festival correspondent à la participation de la coalition Etat/Canal+, une coalition qui est on ne peut mieux incarnée par la personne de Pierre Lescure, actuel président du Festival de Cannes et cofondateur de la chaîne de télévision à péage qui a profité dès sa création de ses importantes ressources politiques pour s’implanter dans le paysage audiovisuel français. Analysons donc les enjeux et stratégies « hors marché » portés par ces deux acteurs dans le cadre de cette guerre d’influence contre Netflix.

L’Etat est ici confronté à deux enjeux : la préservation de l’exception culturelle et la protection de l’économie cinématographique domestique. L’exception culturelle place la France dans une position singulière au niveau mondial. L’idée de ce concept est que « la création culturelle ne constitue pas un bien marchand comme les autres et, par conséquent, que son commerce doit être protégé par certaines règles autres que celles de la seule loi du marché ». Ainsi, pour ce qui est de la création cinématographique, la mise en place et le respect d’une régulation politique est nécessaire pour protéger les œuvres audiovisuelles. Pour les chaînes de télévision, cela se traduit non seulement par un quota minimum de diffusion d’œuvres originales françaises, mais aussi et surtout par une obligation de financement du cinéma à travers le préachat de films et le soutien à la création audiovisuelle. Canal+ est fortement impliqué dans ce dispositif, notamment depuis février 1985 lorsque fut signé un accord avec le Bureau de Liaison des Industries Cinématographiques (BLIC). Cet accord stipule que la chaîne de télévision à péage dispose d’un « accès privilégié aux films sortis en salle assorti de droits à rediffusion. En contrepartie, la chaîne s’engage à consacrer 25 % de ses ressources annuelles à l’achat des droits de diffusion des films dans les proportions suivantes : 60 % d’origine européenne et 40 % d’expression originale française. » Nul n’est besoin, sans doute, de préciser que Netflix échappe à l’ensemble de ces obligations, ce qui fait dire à de nombreux professionnels que l’activité de la plateforme de streaming participe d’une concurrence déloyale. En ce sens, il ne fait aucun doute que, pour l’Etat français, Netflix constitue une menace pour l’exception culturelle et qu’il n’aurait donc aucun intérêt, par l’entremise du Festival de Cannes qu’il finance pour moitié, à promouvoir ses productions. Par ailleurs, comme le dit Julien Jourdan, Professeur de Sciences de Gestion à l’Université Paris-Dauphine, dans un article publié sur le site The Conversation, « La technologie de diffusion numérique de Netflix, Amazon et quelques autres, est tellement efficace – elle donne accès avec facilité à un large catalogue de contenu partout et à la demande – qu’elle menace d’assécher les autres canaux. […] Seules les salles de cinéma, porteuses d’une autre vision, celle des frères Lumière, semblent encore à l’abri. » certes, mais pour combien de temps ? Ainsi, il n’apparaît pas absurde de penser – et la grogne des exploitants de salles lors des projections d’Okja et de The Meyerowitz Stories en est un signe – que les activités du service de SVoD constituent également une menace pour l’économie du cinéma français dans sa globalité. En effet, en diffusant directement sur sa plateforme les films dont il achète les droits, Netflix enjambe deux acteurs structurant depuis des décennies le paysage cinématographique, à savoir les distributeurs et les exploitants. L’Etat ne peut décemment accepter cette situation. Lors d’un récent débat sur le cinéma français et les GAFA organisé par une enseigne de la grande distribution, Alexandre Charlot, scénariste et réalisateur français, s’était ému de la bienveillance dont bénéficiait la plateforme de streaming et avait manifesté sa crainte face au potentiel appauvrissement créatif et économique du secteur : « la question, c’est : quelle va être l’ampleur du plan social ? ».

Pour Canal+, l’enjeu est tout simplement la défense de ses parts de marché. Depuis le début des années 2010, les parts de marché du groupe français ont effectivement commencé à s’effriter. Cette érosion tient évidemment au développement considérable des services de vidéo à la demande utilisant de plus en plus des technologies de type « Over the Top » (OTT). La transformation technologique du marché de l’audiovisuel a radicalement déstabilisé l’écosystème au sein duquel Canal+ évoluait, à savoir la diffusion de programmes via un opérateur de réseau traditionnel (câble, satellite, téléphone). Et si le marché français de la SVoD s’est développé moins rapidement que dans d’autres pays, le CSA affirme tout de même que « fin 2017, un internaute sur quatre se déclarait utilisateur d’un service de vidéo à la demande par abonnement, soit une progression de 13 points en un an ». Parmi ces services, Netflix domine largement le marché hexagonal. L’arrivée de cet acteur a, en grande partie, provoqué une chute des abonnements aux services du groupe Canal+. En 2018, le nombre d’abonnés à Netflix a même dépassé ceux du groupe français. Canal+ étant le principal financeur du cinéma français, la perte de cette position dominante a inévitablement des répercussions sur l’ensemble de l’industrie. En effet, la chaîne cryptée investit de moins en moins d’argent dans le cinéma, et ce pour une raison simple : les textes l’obligent aujourd’hui à investir 9,5% de son chiffre d’affaires. Or, ce chiffre d’affaires est en chute libre. Résultat : son obligation d’investissement est passée de 173 à 151 millions d’euros entre 2011 et 2016. Par ailleurs, la chaîne cryptée a décidé de mettre moins d’argent dans chaque film. En 2017, elle a mis en moyenne seulement 1,24 million d’euros par film, soit le niveau le plus bas depuis dix ans. Dans le même temps, Netflix, qui ne contribue que très marginalement au financement de la production locale, semble tirer son épingle du jeu. C’est pourquoi Canal+ a récemment profité de son statut exceptionnel dans le paysage audiovisuel français pour que les autorités publiques acceptent de modifier la chronologie des médias à son avantage. En effet, n’oublions pas que Canal+ exerce encore une influence considérable sur les principales ressources financières du cinéma français. En outre, la chaîne demeure le diffuseur exclusif français du Festival de Cannes et de la Cérémonie des Césars, symbole de sa légitimité culturelle par rapport aux autres chaînes du paysage audiovisuel français. La « chronologie des médias » consiste en un ensemble de règles qui détermine la durée devant séparer la sortie d’un film en salle de sa diffusion par les différents opérateurs (chaînes publiques, chaînes privées, SVoD, etc.). Il s’agit ni plus ni moins que de la clé de voûte de la santé économique de l’ensemble du secteur et de la pérennité de l’exception culturelle audiovisuelle française. Lors de sa création, dans les années 1980, Canal+ a bénéficié de certains avantages politiques par rapport à la concurrence, entre autres, le droit de diffuser les films beaucoup plus vite que les chaînes gratuites. En échange, nous l’avons dit, Canal+ avait l’obligation de financer la production cinématographique locale. Mais aujourd’hui, des acteurs comme Netflix pousse pour réduire ces délais de diffusion. Canal+ a alors menacé de rompre ses obligations si ses privilèges en matière de diffusion étaient amenés à s’étioler. C’est ainsi que, le 10 février 2019, le nouvel accord sur la chronologie des médias est entré en vigueur. Et Canal+ apparaît comme l’un des grands vainqueurs de cette révision. Les fenêtres auxquelles la chaîne privée était soumise ont été rapprochées de la date de sortie des films en salle, de façon à pouvoir proposer des œuvres dès 8 mois après ladite sortie, voire 6 mois après s’ils ne font pas plus de 100 000 entrées. Auparavant, Canal+ devait patienter un an dans le premier cas ou dix mois dans le second. Concernant les plateformes payantes de streaming, telles que Netflix, la situation devient par contre plus confuse puisque plusieurs hypothèses entrent en ligne de compte : si un service de vidéo à la demande par abonnement ne finance pas un film, il reste soumis à la règle habituelle qui l’oblige à patienter trois ans. Par contre, il peut accéder à des fenêtres de diffusion plus rapprochées (30 ou 17 mois après la sortie en salle) en cas d’accord avec les organisations professionnelles du cinéma et si certains engagements sont respectés (financement de la création française et européenne, valorisation des œuvres sur les pages du service, être à jour avec les règles fiscales, diversité des investissements, etc.), ce qui est actuellement loin d’être le cas de la plateforme américaine qui demeure donc contrainte d’attendre trois ans avant de pouvoir diffuser des films sortis au cinéma, et ce même si elle avait l’intention de distribuer elle-même ses propres films en salles pour pouvoir participer au Festival de Cannes. On comprend mieux pourquoi, Canal+, premier producteur du cinéma français, n’a aucun intérêt à promouvoir des films, produits par l’un de ses plus féroces concurrents, lors d’un événement qu’il participe à financer à hauteur de 6 millions d’euros par an.

Ainsi, loin d’être une décision insensée ou rétrograde, le refus du Festival de Cannes d’intégrer les films produits par Netflix à la Compétition Officielle fait écho aux stratégies « hors marché » portés par l’Etat français et par Canal+ qui n’ont, l’un comme l’autre, pas intérêt à ce que la manifestation cannoise fasse office de tribune pour la plateforme américaine.

 

Conclusion

Cela étant, le Festival de Cannes n’a aucun intérêt non plus à voir de potentiels chefs-d’œuvre lui passer sous le nez au profit d’autres manifestations comme la Mostra de Venise ou la Berlinale. A terme, il se pourrait que la fermeté du conseil d’administration du festival cannois conduise à sa marginalisation. D’un autre côté, on pourrait tout à fait considérer que cette même fermeté apparaisse aux yeux des cinéphiles, des réalisateurs et comédiens intimement attachés à la singularité du dispositif cinématographique comme un signe d’excellence à l’image d’un label témoignant d’une différenciation attractive. En ce sens, il se pourrait que cette situation profite au Festival de Cannes qui pourrait jouer de son nouveau statut de « dernier festival exclusivement réservé aux films de cinéma » pour consolider davantage sa position dominante dans le champ institutionnel. En effet, de nombreux amoureux du septième peuvent considérer le fait que la Mostra et la Berlinale accepte d’intégrer des films destinés à une consommation vidéo comme un profond dévoiement du sens que sont censés revêtir ces deux événements.

Dans les faits, et pour ce qui est de la pure reconnaissance institutionnelle, Netflix a plus besoin de Cannes que Cannes de Netflix. Pour progresser dans sa quête de légitimité, la plateforme américaine a besoin de ce fameux prestige qui constitue une ressource stratégique pour le moins rare et inimitable, et qui demeure l’apanage du Festival de Cannes. La manifestation cannoise, pour le dire de manière péremptoire, n’a pas véritablement besoin de Roma pour exister. Chaque année, une vingtaine de films composent la Compétition Officielle. Ainsi, l’absence d’une ou de deux productions majeures n’a rien de particulièrement préjudiciable. Et de là à ce que l’ensemble des réalisateurs internationaux désertent la production cinématographique traditionnelle pour collaborer de manière exclusive avec Netflix, on peut – ma foi – attendre encore quelques années.

De plus, n’oublions pas que dans les années 60, 70 ou 80, c’est-à-dire à peine quelques décennies, les cinémas allemands et italiens étaient parmi les plus inventifs et créatifs au monde. Aujourd’hui, ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Il est vrai que le système français a de nombreux défauts et que les productions hexagonales ne sont certainement pas exemptes de reproches, mais la France est l’un des rares pays européens qui jouit encore d’une industrie cinématographique vivace. La Corée du Sud, par exemple, s’est inspirée du modèle français pour protéger son cinéma. Aujourd’hui, son cinéma est l’un des plus influents au monde avec une nouvelle générations de réalisateurs extrêmement talentueux comme Lee Chang-Dong (Burning, 2018), Na Hong-jin (The Strangers, 2016) ou, bien sûr, Bong Joon Ho (Parasite, 2019).

En guise d’ouverture, rappelons un point à caractère normatif : ne confondons pas « cinéma » et « film ». Un « film » correspond à un contenu, il s’agit d’une succession d’images qui ont vocation à être animées. Le « cinéma » est un dispositif, il nécessite un espace clos (celui de la salle) et un temps défini (celui de la séance) ; le cinéma est un événement collectif qui fait entrer en coprésence des individus qui ne se connaissent pas et qui n’ont aucun pouvoir sur la manière dont le film est projeté. Netflix ne fait pas de « cinéma » et n’a aucune intention d’en faire. Le métier de Netflix est de produire et de diffuser des films vidéographiques, et son seul programmateur est un algorithme. Là où le cinéma s’articule autour d’une dynamique de l’offre de création, Netflix est en adéquation à la seule demande. Et c’est pour ça que ce service plaît tant, précisément parce qu’il donne à des consommateurs de vidéos ce qu’ils veulent voir. Beaucoup de gens aiment les « films ». Et il est vrai qu’il y a encore une dizaine d’années, pour en voir, nous n’avions le choix qu’entre le cinéma, la télévision et les DVD. En ce sens, Netflix a répondu au besoin d’un certain public qui est essentiellement attaché au contenu. Mais, en réalité, peu de personnes s’intéressent au cinéma pour ce qu’il est vraiment et aiment profondément l’expérience cinématographique dans ce qu’elle a de singulier et d’authentique. Cependant, ces personnes existent et il est tout à fait légitime qu’un événement comme le Festival de Cannes qui a vocation à célébrer le cinéma en tant que tel soit exclusivement destiné aux productions proprement cinématographiques.

C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’à moins d’un revirement inattendu de la part de la plateforme de streaming (distribution en salle et respect de la chronologie des médias pour les films qu’il souhaite voir participer à la manifestation cannoise), les productions Netflix seront bien absentes des prochaines éditions du mythique festival. Les paris sont ouverts !

Par Quentin Mermet, le 10 mai 2020.

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Introduction à la théorie C-K

Introduction à la théorie C-K

Introduction à la théorie C-K

La théorie C-K a été développée pour permettre aux concepteurs de s’adapter aux situations d’innovation intensive. Dans ces situations, on ne peut plus supposer connues les fonctions attendues ou les techniques à utiliser dans la conception d’un objet. Il a donc fallu revenir à la définition fondamentale de la conception et repartir du caractère nécessairement inconnu de l’objet à concevoir.

Concevoir n’est pas décider

A l’origine, tant de la conception que de la décision, se trouve le besoin : nous avons besoin de nous rendre à un point B, nous avons de nous protéger de la pluie, nous avons besoin de communiquer plus facilement, etc. Prenons ce premier exemple, « nous avons besoin de nous rendre à un point B ».

Dans le processus de décision, la satisfaction du besoin nécessite tout d’abord de mettre à plat les différentes options qui s’offrent à nous, donc les différents moyens nous permettant de nous rendre au point B : automobile, métro, bus, vélo, scooter, etc. En décision, l’ensemble des réponses potentielles sont connues. Et décider consiste tout simplement à faire un choix, un choix naturellement orienté par un certain nombre de critères (praticité, coût, empreinte carbone, efficacité), entre ces différentes options connues.

La conception, elle, ne s’arrête pas à l’identification et à la discrimination des solutions connues. Le raisonnement de conception part, à l’inverse, du postulat que les alternatives connues sont décevantes. Fondamentalement, concevoir, c’est introduire une alternative fondée sur un inconnu désirable. Autrement dit, le processus de conception ne consiste pas à choisir entre la voiture ou le vélo mais à inventer une solution non connue qui ne soit ni la voiture ni le vélo et qui soit préférable aussi bien à la voiture qu’au vélo.

La conception par « combinaison de techniques » est un modèle ancestral de raisonnement conceptif. L’une des caractéristiques essentielles d’Homo Sapiens est, en effet, sa capacité à articuler des matériaux extrêmement différents afin d’obtenir un objet dont la fonction est recherchée : un outil. Le couteau suisse est un autre exemple de produit d’un raisonnement de conception par combinaison de techniques. Mais dès la Révolution Industrielle, l’on s’est rapidement heurté aux limites de ce modèle de raisonnement. Il a donc fallu élaborer une nouvelle méthode de conception.

Ce que l’on appelle « conception systématique » a ainsi posé les bases d’une théorie réglée de l’innovation. Ici, l’idée-force est que la conception n’est autre que l’association des techniques (les paramètres) avec des objectifs (les fonctions). Et contrairement à la combinaison de techniques, le raisonnement en conception systématique ne part plus des techniques mais bien des fonctions. Dans les grandes lignes, la fonction peut être définie comme la promesse qu’un concepteur s’engage à tenir vis-à-vis des acteurs qui interagiront avec l’objet. Un objet qui ne sera dès lors plus décrit comme une combinaison de paramètres mais comme un ensemble de fonctions qui ne disent rien de sa composition ou de la façon dont il a été conçu. L’identification des fonctions attendues, qui constitue la première étape du raisonnement en conception systématique, est autrement connue sous le nom « d’analyse fonctionnelle ». C’est ce type de raisonnement conceptif qui a été à l’origine de la majorité des objets, designs et espaces qui composent notre environnement social.

 

De la conception systématique à la conception innovante

Cependant, dès la fin des années 90, la conception systématique est apparue inadaptée au nouveau régime d’innovation intensive qui n’a cessé de s’étendre à l’ensemble de l’industrie et des services. Théorisé par Armand Hatchuel, Benoît Weil et Pascal Le Masson, ce régime d’innovation intensive est caractérisé par trois points saillants : 1° l’innovation suit désormais un rythme de conception effréné ; 2° toute la population et toutes les activités (vie personnelle, vie professionnelle, loisirs, etc.) sont concernées ; 3° l’identité des objets et des systèmes est progressivement brouillée. Le problème est que, dans un tel régime d’innovation, le besoin et, par extension, la ou les fonctions à adresser ne peuvent plus être définis précisément, rendant par-là problématique toute analyse fonctionnelle. On ne peut désormais plus définir que des classes générales de besoins, souvent réduits à de simples souhaits.

C’est pourquoi les Professeurs Hatchuel et Weil ont proposé une nouvelle approche de la conception adaptée à ce régime d’innovation intensive : la théorie C-K. Contrairement à la conception systématique, le raisonnement de conception en théorie C-K ne se construit plus sur l’espace des fonctions et l’espace des techniques mais sur deux nouveaux espaces : l’espace des concepts (C) et l’espace des connaissances (K). L’espace des concepts présentent les définitions progressives de l’objet à concevoir ; l’espace des connaissances recensent quant à lui les propriétés connues et découvertes au cours du processus de conception qui vont garantir l’existence dudit objet.

Au cœur de la théorie C-K réside la notion « d’inconnu désirable » que nous avons précédemment mentionnée. On entend par « inconnu » le fait que la réalisation de l’objet à concevoir ne peut pas être garantie ou interdite avec certitude. « Désirable » signifie simplement que cet objet est préférable aux solutions connues. En théorie C-K, cet inconnu désirable, donc cet objet à concevoir, est appelé « concept ». Le brief du designer ou la vision de l’architecte sont de très bons exemples de ce que la théorie C-K entend par « concept ». Et c’est l’évolution simultanée, au sein du diagramme C-K, des concepts et des connaissances qui peut donner naissance, par expansion et partitions successives, à l’objet désiré. Cette évolution simultanée conduit ainsi, non seulement à la génération d’objets nouveaux, mais aussi à la réorganisation de l’ensemble des connaissances mobilisées.

 

Rien de plus pratique qu’une bonne théorie C-K !

Pour expliciter le fonctionnement de la théorie C-K, nous prendrons l’exemple du « Mars hopper ».

Les futures missions martiennes sont confrontées à un problème d’énergie bien connu : les vaisseaux et autres robots doivent transporter tout le propergol (substance dont la décomposition ou la réaction chimique produit de l’énergie utilisée pour la propulsion des fusées) nécessaire à l’exploration de Mars et au voyage de retour. Compte tenu des distances à parcourir, ce problème est loin d’être anecdotique. Étant donné que l’atmosphère de Mars est faite de CO2, celui-ci pourrait être un bon oxydant pour la combustion de métaux tels que le magnésium. Serait-il ainsi possible de « faire le plein » de CO2 sur Mars ?

C’est l’hypothèse qu’a faite Michaël Salomon. En 2003, il rejoignit une équipe du CNRS à Orléans pour étudier, à travers une approche C-K, l’hypothèse des moteurs à magnésium-CO2 pour les missions martiennes. L’assertion « il existe un moteur Mg-CO2 pour les missions martiennes » fit ainsi office de concept initial et donc d’inconnu désirable. A l’époque, et c’est encore le cas aujourd’hui, la solution « rover » pour les missions spatiales apparaissait intuitivement comme un horizon indépassable de l’exploration du sol martien. La théorie C-K incitant à l’identification de l’ensemble des connaissances connues, de nombreux modèles de mobilité ont malgré tout été étudiés. Finalement, loin de se voir associé au modèle classique du rover (soit un véhicule roulant), l’engin à concevoir se présenta sous la forme d’un nouveau type de véhicule : le « hopper » (soit un véhicule à vol balistique). Cette transformation de l’identité du « véhicule d’exploration du sol martien » a été rendue possible par un raisonnement de conception singulier (replaçant au cœur cet inconnu désirable et non les alternatives ou techniques connues) permis par la théorie C-K.

 

Théorie C-K et génération de valeur

Du point de vue managérial, la théorie C-K constitue une aide générale au pilotage de la conception innovante. En effet, la représentation des connaissances disponibles ainsi que l’arborescence des concepts étagés en fonction de la dose de rupture qu’ils introduisent permet de faire émerger une feuille de route particulièrement robuste permettant à l’entreprise de prendre des risques mesurés dans le cadre de ces activités de recherche et de développement.

Par ailleurs, les démarches de conception traditionnelles mettent systématiquement l’accent sur le produit réalisé et celui-ci porte alors la totalité de la valeur économique du travail de conception. La théorie C-K permet de contester cette doxa, et invite à remarquer que l’ensemble des expansions en C et en K sont des sources de valeur économique. Aussi, en théorie C-K, la valeur générée par le processus de conception peut provenir de l’expansion tant des concepts que des connaissances. Dans l’espace des connaissances, il s’agit de la valeur des produits réalisés mais également de la valeur des concepts explorés mais qui n’ont pu aboutir (concepts qui pourraient intéresser un acquéreur ou servir de base à la génération de futurs concepts). La valeur d’une connaissance, quant à elle, ne se limite évidemment pas à son utilité au sein du processus de conception. Une fois acquise, une connaissance peut potentiellement servir dans tous les projets d’innovation de l’entreprise. Ainsi, une technique découverte dans un projet mais qui n’a pu être utilisée dans le périmètre de ce dernier peut prendre une valeur cruciale dans l’exploration d’un tout autre concept.

Enfin, pour son déploiement opérationnel (mobilisation de plusieurs dizaines d’experts venant d’horizon parfois très différents, par exemple), la théorie C-K nécessite d’être adaptée. Cette adaptation fut baptisée méthode KCP (P pour « programme d’action ») et permit de désamorcer l’effet de « fixation » inhérent à la pensée créative et ainsi pallier aux nombreuses limites du brainstorming. La méthode KCP fera évidemment l’objet d’un futur article.

Par Quentin Mermet, le 3 mai 2020.

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