
Blurring : du brouillage à la fusion
La démocratisation du télétravail permise par l’omniprésence des technologies de l’information participe à brouiller la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel. Mais loin d’être circonscrit aux effets indésirés d’une utilisation parfois débordante des TIC, le blurring apparaît aujourd’hui comme un phénomène total.
Les TIC brouillent la frontière
Pour faire court, le blurring qualifie l’érosion de la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel. Qu’il soit question de la consultation de mails privés sur le lieu de travail (du personnel vers le professionnel) ou de la sollicitation, par exemple, par téléphone en dehors des horaires de bureau – le soir, le week-end ou au cours des vacances (du professionnel vers le personnel), ce phénomène a tendance à s’accentuer chez une bonne partie des actifs, et notamment chez les cadres.
Quelques chiffres : selon différentes études (Ipsos, Edenred, Eléas, Cadreo, pour les plus récentes), près de 80% des cadres déclarent ainsi être sollicités en dehors de leur journée de travail ; et quasiment la même proportion affirme avoir à régler des problèmes personnels pendant leurs heures de bureau. La conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle est jugée difficile par un quart des travailleurs. Parmi les salariés travaillant 40h par semaine, ce taux s’élève à 37% ; parmi ceux dont les horaires sont atypiques, il atteint 30%. C’est ce brouillage des frontières entre temps légal du travail, temps extensif du business, et temps individuel que l’on appelle blurring.
Pendant le confinement dû à la crise sanitaire du Covid-19, la question de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle (donc la question du blurring) est devenue particulièrement prégnante. Et pour cause, le télétravail, devenu dispositif nominal d’exécution des activités pour une grande partie des actifs du secteur tertiaire, participe à brouiller la frontière particulièrement poreuse en condition de home working entre sphère privée et sphère professionnelle. Aussi, il convient de préciser que la massification du télétravail, en tant que telle, n’est que l’excroissance la plus actuelle d’un mouvement beaucoup plus structurel : la transformation digitale des organisations et le développement de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Sans ordinateur portable, sans mails, sans smartphone, sans connexion internet privée de qualité, point de blurring.
Et les conséquences d’un tel brouillage sont nombreuses : fatigue psychique, stress, surcharge mentale, troubles du sommeil, burn out. Consciente de ces risques, la France a été l’un des premiers pays à intégrer, le 1er janvier 2017, le droit à la déconnexion au Code du Travail. Une mesure dont l’efficacité reste à prouver : 78% des cadres interrogés dans le cadre un sondage Ifop mené en juillet 2017 affirment consulter leurs mails et SMS professionnels pendant leur temps libre.
Mais au-delà de cette analyse générale, commune, concernant l’impact des technologies de l’information et de la communication sur le désormais fameux équilibre vie pro/perso, évoquons deux autres développements du blurring contemporain, sans doute moins partagés ou répandus que le classique brouillage par les TIC mais qui pourraient prendre de l’ampleur dans les années à venir : les campus d’entreprise et le merging.
Les campus d’entreprise : un néo-paternalisme ?
A Mountain View, en périphérie de San Jose à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de San Francisco, le Googleplex (le siège social du géant californien) se déploie sur plus de 20 hectares et accueille plus de dix mille employés. Ce complexe, modèle archétypique des nouveaux campus d’entreprise, offre aux salariés de l’entreprise américaine une expérience de vie « clef en main ». Bureau de banque, de poste, médecin, logement, tout y est pour subvenir aux besoins des googlers. Le matin, des navettes privées vous conduisent jusqu’à votre lieu de travail ; une garderie est présente pour s’occuper de vos enfants ; et vous pouvez profiter, tout au long de la journée, d’une large diversité de cantines bio et de restaurants. Evidemment, tous ces services sont gracieusement offerts à l’ensemble des employés dont le bien-être apparaît, pour la société californienne, comme la condition de leur performance.
Pour la petite histoire : à Dublin, près du siège irlandais de la firme, une rue se trouve entièrement habitée par des salariés de l’entreprise américaine, une rue malicieusement qualifiée de « ghetto Google ». Google n’est évidemment pas la seule entreprise à transformer ses sièges sociaux en villes dans la ville. En 2015, Mark Zuckerberg (fondateur et dirigeant de Facebook) avait dévoilé un vaste projet immobilier : construire une « Facebook City », baptisée ZeeTown, de 80 hectares, avec supermarchés, hôtels et villas. L’Apple Park de la marque à la pomme est un autre exemple de ces nouveaux campus d’entreprise où travail et vie privée se dissolvent l’un et l’autre dans un écosystème fermé sur lui-même où les employés sont conviés à passer l’ensemble de leur existence.
Pour tout dire, cette manière de concevoir la relation que les employés devraient entretenir avec leur entreprise n’est pas très différente d’une innovation managériale qui émergea au XIXe siècle : le paternalisme industriel. A la fin des années 1830, le besoin en main-d’œuvre augmenta considérablement. Les usines recrutaient alors des paysans qu’il fallait structurer, loger, nourrir, éduquer et soigner. A l’époque, le turn-over dépassait souvent le dixième de l’effectif quotidien, ce qui posait d’évidents problèmes en matière de gestion des ressources humaines. Le paternalisme, système de pratiques managériales consistant à apporter aux employés un certain nombre d’avantages sociaux que la société ne pouvait pas encore leur fournir de manière généralisée (éducation, logement, soin, etc.), apparut ainsi comme une réponse à la concurrence féroce que se livraient les grandes industries pour attirer les ouvriers. Le paternalisme avait un objectif : la rétention d’une main-œuvre qualifiée et engagée. En effet, le départ de l’ouvrier lui était rendu coûteux par une offre d’avantages suffisamment conséquente pour que le coût d’opportunité de son départ soit dissuasif. Par voie de conséquence, l’entreprise paternaliste pénétrait tous les aspects de la vie de ses ouvriers, de sa dimension la plus matérielle (coopératives, lavoirs, boulangeries, etc.) à la plus spirituelle (par l’édification, notamment, de lieux de culte).
Dans un article du Figaro publié en 2018, une employée de Google âgée de 29 ans se réjouit de son cadre de travail en ces termes : « Ici, il n’y a pas de vie privée à proprement parler parce qu’il n’y a pas de différence entre chez soi et le bureau. Chacun vient comme il est. Et plus on est soi-même, plus on peut s’intégrer. » En superposant les espace-temps professionnel et personnel des employés, le néo-paternalisme des grands campus d’entreprise les fait accéder à l’idée (ce, de manière sans doute inconsciente) que leur travail et leur vie ne font qu’un.
Working Out Loud & influence : blurring 2.0
Si la massification de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication a constitué la première étape de ce progressif effacement de la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel, l’explosion des réseaux sociaux et surtout l’utilisation qui commence à en être faite au sein de la sphère professionnelle constitue un des principaux accélérateurs du blurring contemporain. Aujourd’hui, via Twitter, Instagram et LinkedIn, des centaines de milliers, voire des millions, de travailleurs (employés de bureau, cadres, managers, freelancers, auto-entrepreneurs) donnent à voir leur travail en même temps qu’il se trouve exécuté. C’est ce que l’on appelle le Working Out Loud (WOL). Ce mouvement de pratiques médiatico-professionnelles participe d’une mise en scène tant de l’activité que de la personne qui réalise l’activité. Désormais, le travail ne se suffit plus à lui-même, il convient de le rendre visible et donc de produire un discours à son endroit, un discours qui nécessite de prendre part en tant qu’individu et non plus en tant que simple travailleur-exécutant à ce processus de mise en scène. En s’introduisant de plus en plus profondément dans le monde professionnel, les réseaux sociaux ouvrent une brèche inédite dans nos sphères privées.
De manière nettement plus paroxystique mais non moins connexe, l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler les « influenceurs » témoigne également de cette professionnalisation de la vie privée. Dans le cas de ces youtubeurs, streamers et autres instagrameurs, la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel devient problématique. De fait, c’est précisément le personnel qui devient professionnel ; la vie devient travail. D’une certaine façon, on pourrait tout à fait considérer que certains métiers dits « traditionnels » comme celui de boulanger par exemple tendaient et tendent encore à confondre personnel et professionnel ; la vie personnelle du boulanger étant intimement articulé à sa vie de boulanger. Cela étant, la fusion professionnelle/personnelle (que l’on pourrait qualifier de merging) caractéristique de l’activité des influenceurs apparaît d’autant plus totale qu’elle se déploie de manière publique et médiatique. Si ce phénomène demeurait jusqu’alors lointain et fantasmatique (il était autrefois question du « star system »), la diffusion généralisée de l’usage des réseaux sociaux a rendu cette posture – celle de l’influenceur – autant enviable qu’accessible.
Aussi, il n’est pas impossible que, demain, une frange de plus en plus importante des actifs (via le développement du Working Out Loud et la multiplication des figures d’influence) achève de dissoudre la frontière entre espace-temps professionnel et espace-temps personnel.
Par Quentin Mermet, le 31 juillet 2020.
