
Cannes vs Netflix : une étude de cas
Pourquoi le Festival de Cannes refuse d’intégrer les productions Netflix à sa Compétition Officielle et pourquoi il a tout intérêt à continuer.
Introduction
Il y a maintenant trois ans, la projection en Compétition Officielle de deux films produits par Netflix provoquait l’indignation de nombreux professionnels de l’industrie cinématographique française. Comment un film destiné à être diffusé de manière exclusive sur une plateforme de streaming pouvait décemment participer au plus prestigieux des festivals de cinéma ? La polémique prit une telle ampleur, que Thierry Frémaux, délégué général de la manifestation, déclara fin mars 2018 que tout film souhaitant concourir pour la Palme d’Or devait impérativement sortir dans les salles françaises et ainsi respecter la réglementation en vigueur. La réponse du service de vidéo à la demande par abandonnement ne se fit pas attendre : Ted Sarandos, directeur des contenus, retira officiellement l’ensemble des productions qui étaient pressentis pour participer à la 71e édition du festival cannois. Parmi ces films, Roma du réalisateur mexicain Alfonso Cuarón trouva refuge à la Mostra de Venise d’où il ne repartit qu’une fois le Lion d’Or en poche. Depuis que la Berlinale a sélectionné Elisa y Marcela, également produit par Netflix, la manifestation cannoise est désormais le dernier des trois grands festivals à refuser catégoriquement d’intégrer les films de la plateforme américaine à sa Compétition Officielle. Entre le Festival de Cannes et Netflix, la rupture semble véritablement consommée.
Cette brève étude de cas a pour objectif d’analyser en quoi – contrairement à ce qui est souvent affirmé, à savoir que le refus du Festival de Cannes témoigne de son profond décalage par rapport à son époque voire d’un académisme réactionnaire – cette décision répond à certains enjeux stratégiques et apparaît en parfaite adéquation avec les intérêts bien compris du festival. A travers l’étude des stratégies « hors marché » des différents acteurs en présence (Netflix, l’Etat français et Canal+), nous émettrons l’hypothèse que le Festival de Cannes pourrait tout avoir à gagner à maintenir ce statu quo et qu’à moins d’un revirement inattendu de la part de la plateforme de streaming, les productions Netflix seront bien absentes des prochaines éditions du mythique festival.
Présentation du cas
Lors de la 70e édition du Festival de Cannes, la projection de deux films dans le cadre de la prestigieuse Compétition Officielle crée la polémique. Encore une « polémique » à Cannes, serait-on tenté de dire. Cependant, ce n’est pas à cause de leur durée (Winter Sleep, Ceylan, 2014), ou de leur formalisme (The Tree of Life, Malick, 2011), ou de la présence de scènes excessivement violentes (The House that Jack Built, von Trier, 2018) ou pornographiques (Mektoub my Love : Intermezzo, Kechiche, 2019) qu’Okja et The Meyerowitz Stories, respectivement réalisés par Bong Joon Ho et Noah Baumbach, soulèvent l’indignation mais bien du fait de l’identité de leur producteur et unique distributeur (ou plutôt, « diffuseur » dans le cas présent), à savoir Netflix. En effet, la plateforme de vidéo à la demande par abonnement (SVoD) n’a aucune intention, à l’issue du Festival, de confier ses deux films à des distributeurs tiers pour que ceux-ci puissent être projetés dans les salles de cinéma. Autrement dit, Okja et The Meyerowitz Stories seront exclusivement destinés aux abonnés de l’entreprise américaine et uniquement accessibles en streaming. Il n’en fallait pas plus pour que la Fédération Nationale des Cinémas Français (FNCF), regroupement des différents syndicats professionnels représentatif des exploitants français de cinémas, conteste la sélection par le Festival de Cannes de ces deux productions. Dans un communiqué publié le vendredi 14 avril 2017, elle « souhaite qu’une clarification rapide soit faite afin que soit confirmé que ces œuvres pourront sortir dans les salles de cinéma en respectant le cadre réglementaire en vigueur, qui est le fondement de l’exception culturelle ». En effet, si des films sélectionnés au Festival de Cannes contrevenaient à la réglementation sur la chronologie des médias en étant, par exemple, diffusés sur Internet simultanément à une sortie en salles, ils seraient passibles de sanctions par le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée). Cependant, la « confirmation » tant attendue n’a pas lieu. S’ensuivent de nombreuses, et désormais traditionnelles, invectives sur Twitter. Ainsi, quand Jean Labadie, patron de la société de distribution Le Pacte, déclare que « Netflix veut la mort des salles », Reed Hastings, PDG de la plateforme de streaming, lui répond que ce sont les propriétaires de salles qui « étranglent le cinéma ». Finalement, Okja et The Meyerowtiz Stories sont bien projetés en Compétition Officielle mais n’accèdent pas au Palmarès final – et ne sortiront jamais en salle. En cette année 2017, c’est The Square, réalisé par le Suédois Ruben Östlund et distribué en France par Bac Films, qui décroche la Palme d’Or. Ainsi, pour les exploitants et distributeurs, si la guerre n’est pas gagnée, l’honneur est sauf.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le 23 mars 2018, Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, dévoile, dans un entretien exclusif publié dans le Film français (« L’Hebdomadaire des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel »), plusieurs changements dans l’organisation de la manifestation. Entre autres, tout film sélectionné en Compétition devra être distribué dans les salles de cinémas françaises et ainsi respecter le cadre réglementaire. Par ailleurs, les films exclusivement diffusés par les plateformes de streaming pourront être sélectionnés Hors Compétition mais ne seront pas, de fait, en lice pour la Palme d’Or. Frémaux ajoute : « L’an dernier, lorsque nous avons sélectionné ces deux films [Okja et The Meyerowitz Stories], je pensais convaincre Netflix de les sortir en salle. J’étais présomptueux : ils ont refusé. […] Les gens de Netflix ont adoré le tapis rouge et aimeraient nous présenter d’autres films. Mais ils ont compris que leur intransigeance sur leur propre modèle s’oppose désormais à la nôtre. » Quelques jours après cette annonce, Netflix menace, selon The Hollywood Reporter et Vanity Fair, de retirer cinq de ses films pressentis pour être présentés lors de la 71e édition du Festival : Roma d’Alfonso Cuarón, Norway de Paul Greengrass, Hold the Dark de Jeremy Saulnier, The Other Side of the Wind, film inachevé d’Orson Welles, et le documentaire They’ll Love Me When I’m Dead de Morgan Neville. Dans la foulée, Ted Sarandos, directeur des contenus de la plateforme, déclare officiellement qu’aucun film Netflix ne participera cette année-là au Festival de Cannes, ce même Hors Compétition. Thierry Frémaux tient, de son côté, à apaiser les choses : « Nous avons un dialogue fructueux, contrairement aux apparences, avec Netflix. » En effet, deux des cinq films détenus par le service de streaming susceptibles d’être retirés intéressent plus particulièrement l’équipe du Festival : The Other Side of the Wind et surtout Roma qui devait intégrer la Compétition Officielle. Dans une interview accordée à Variety, Sarandos apparaît ferme quant à sa décision de retirer l’ensemble de ses productions. Effectivement, si Netflix décidait de faire concourir l’un de ses films en Compétition, celui-ci ne pourrait être disponible pour ses abonnés français que trois ans après sa sortie en salle, ce que le service de streaming refuse catégoriquement. Le directeur des contenus de la plateforme s’inquiète également d’un éventuel « manque de respect » envers les films et les réalisateurs estampillés « Netflix » si l’entreprise américaine se rendait à Cannes Hors Compétition. Ted Sarandos ouvre tout de même la porte à une éventuelle réconciliation : « Je crois que Thierry [Frémaux] partage mon amour pour le cinéma et sera un défenseur du changement quand il réalisera à quel point cette nouvelle règle est punitive pour les réalisateurs et les cinéphiles […] Nous espérons qu’ils vont se moderniser », avant de conclure de manière beaucoup plus sèche : « Thierry [Frémaux] a dit, quand il a évoqué son changement de règle, que l’histoire d’Internet et l’histoire de Cannes sont deux choses différentes. Bien sûr. Mais nous choisissons de nous positionner du côté de l’avenir du cinéma. Si le Festival de Cannes choisit de rester bloqué dans le passé du cinéma, très bien ». Ni Roma ni The Other Side of the Wind ni aucun autre film produit par Netflix ne participent finalement à cette 71e édition du festival cannois.
Ironie du sort, le 8 septembre de la même année, Roma décroche le Lion d’Or à la Mostra de Venise (le troisième festival de cinéma le plus prestigieux au monde avec le Festival de Cannes et la Berlinale). Quelques mois plus tard, le 25 février 2019, lors de la fameuse cérémonie des Oscars, les productions Netflix décrochent quatre prix dont un majeur, celui de meilleur réalisateur pour Alfonso Cuarón avec… Roma, également récompensé par les Oscars du meilleur film en langue étrangère et de la meilleure photographie. Le court-métrage documentaire, Les Règles de notre liberté, glane la quatrième statuette. Avec 14 nominations (10 pour Roma, 3 pour La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen et 1 pour At Eternity’s Gate de Julian Schnabel), la moisson du service de streaming aurait pu être encore plus abondante. Mais, une chose est sûre, la plateforme rivalise désormais avec les grandes Majors que sont 20th Century Fox, Warner Bros., Paramount, Columbia, Metro-Goldwyn-Mayer ou Universal Pictures. Car ce que recherche Netflix, au-delà de sa position dominante sur le marché des services de vidéo à la demande par abonnement, c’est la reconnaissance d’Hollywood sur le terrain de la légitimité artistique. Et pour réussir ce pari, la plateforme américaine n’avait pas hésité à mener une intense campagne de lobbying en vue des Oscars (projections privées pour les journalistes, soirées et expositions inédites, panneaux et affichages publicitaires, cadeaux distribués, etc.), campagne dont le budget a frôlé, selon le New York Times, les 30 millions de dollars, soit le double du budget du film lui-même. Dans le monde du cinéma, il y a désormais un avant et un après Venise2018/Oscars2019. Et le sujet est, pour nombre d’acteurs et d’observateurs, particulièrement sensible. Richard Patry, président de la FNCF, n’hésite pas à parler de « parasitage » : « Netflix veut bénéficier de l’aura du cinéma, et notamment des prix des festivals, sans sortir ses films en salle. » Edouard Baer ouvre, quant à lui, la cérémonie de clôture de la 72e édition du Festival de Cannes par ces mots : « Sortir de chez soi, ce miracle-là, plutôt que de rester là, à manger des pizzas en regardant Netflix. Le cinéma, c’est ça ! C’est le collectif, c’est le groupe, c’est la chaleur humaine ! » Au micro de Léa Salamé, Xavier Dolan, dont le film est sélectionné en Compétition, renchérit : « Autour de moi, je sens que le marché s’est métamorphosé et que les gens préfèrent vivre le plaisir des films de façon individuelle et casanière plutôt que de se retrouver dans un espace, socialement, avec les autres. C’est dommage […] Moi aussi, j’ai Netflix. Mais il faut que les deux puissent coexister. L’un ne peut pas remplacer l’autre. Le digital, c’est la platitude ! Ça manque de relief, ça manque de texture, ça manque de vie ! […] Sur ces nouvelles plateformes, on a créé une multitude de contenus qui sont extrêmement chiants et mauvais. Il y a quelque chose d’aseptisé qui correspond aussi à la mentalité et à la nature de ces plateformes. » En guise de réplique, Netflix annonce, à l’issue de la manifestation, l’acquisition des droits de diffusion à l’international du film de Mati Diop, Atlantique, fraîchement auréolé du Grand Prix (deuxième récompense après la Palme d’Or). Si ce film sera disponible sur la plupart des catalogues Netflix du monde, les abonnés français, mais aussi chinois, bénéluxois, suisses, russes et turques, devront patienter (jusqu’au 2 octobre 2019 pour les Français) avant de pouvoir le découvrir en salle. La Palme d’Or est, quant à elle, décernée au Sud-Coréen Bong Joon Ho pour Parasite, ce même Bong Joon Ho qui avait dû repartir bredouille deux ans plus tôt du fait de la polémique autour de son film Okja. Entre Netflix et le Festival de Cannes, la boucle est bouclée et la guerre, déclarée.
Analyse
NETFLIX
Pour Netflix, l’enjeu est de poursuivre sa croissance. Au tournant du millénaire, la vidéo à la demande (VOD) peinait à décoller et les revenus créés ne compensaient pas les pertes essuyées sur les autres canaux. C’est dans ce contexte que Netflix, une société américaine de location de DVD par correspondance, a commencé à proposer en 2007 un service de visionnage en flux continu (streaming). L’offre initiale, modeste par la profondeur et la qualité de son catalogue, ne semblait pas en mesure de concurrencer les puissants opérateurs du câble et du satellite. Ainsi, des détenteurs de droits, studios et chaînes de télévision, négocièrent avec la plateforme pour « offrir » leur contenu. Une nouvelle fenêtre est créée : la vidéo à la demande par abonnement (SVoD) est ajoutée à la toute fin de la fameuse chronologie des médias, le plus loin possible de la sortie en salle. Netflix, qui améliorait progressivement la qualité de son service, demeurait toutefois en difficulté : la jeune entreprise était dépendante de droits détenus par d’autres. Sa seule opportunité de croissance était ainsi de remonter la chaîne de valeur et d’investir dans la production de contenu. La série House of Cards, diffusée à partir de 2013, marqua le début d’une nouvelle ère. En 2016, un quart du catalogue de Netflix était composé de contenu dit « original ». En 2018, plus de la moitié du contenu présent sur la plateforme répondait à cette appellation. Entre-temps, le service en ligne s’est propagé aux États-Unis puis dans le monde. Vingt et un ans après sa création, la plateforme de streaming revendique près de 140 millions d’abonnés (3,5 millions en France), qui peuvent consommer films et séries pour un abonnement mensuel d’une dizaine d’euros contre une vingtaine pour – à titre de comparaison – la carte UGC illimité.
Pour continuer de grandir, Netflix cherche désormais à gagner en légitimité sur le plan institutionnel. Au-delà du simple fait de « gagner des prix », l’enjeu est donc de s’assurer que les réalisateurs et acteurs qui souhaitent participer aux Oscars ou aux festivals de cinéma internationaux ne soient pas rebutés à l’idée de collaborer avec la plateforme américaine. En effet, de nombreux observateurs continuent à critiquer le manque de qualité des productions Netflix, notamment de ses films qui sont encore bien loin des standards affichés par les productions hollywoodiennes. En attirant à elle les metteurs en scène les plus talentueux et en leur assurant, d’une part, un budget conséquent et, d’autre part et peut-être surtout, une participation aux grands festivals, Netflix entreprend de « monter en gamme » pour sécuriser son avenir et rentrer en concurrence frontale avec les Majors, ce tant économiquement qu’artistiquement. Refoulé du Festival de Cannes, Netflix est privé d’une vitrine prestigieuse, d’autant plus qu’Amazon, qui a confié la distribution de ses films sur le sol français à un distributeur tiers, a pu participer à sa 71e édition au cours de laquelle il a même remporté le Prix de la Mise en Scène avec Cold War de Pawel Pawlikowski. Le service de vidéo à la demande par abonnement ne peut décemment en rester là et il est certain qu’il fera tout pour, à terme, participer à la manifestation cannoise qui, faut-il le rappeler, demeure la plus importante célébration cinématographique au monde.
Les stratégies « hors marché » déployées par la plateforme de streaming vont dans ce sens. En témoigne l’investissement colossal concédé pour la production du dernier film de Martin Scorsese, The Irishman, dont le budget est estimé par Esquire à 175 millions de dollars. A titre d’information le précédent film du réalisateur américain, Silence, rapporta deux fois moins qu’il ne coûta (23 millions contre 40). Cet échec refroidit certainement la plupart des sociétés de production traditionnelles à l’idée de débourser près de 200 millions de dollars pour, entre autres, rajeunir numériquement une bonne partie du casting (Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, etc.) Aux dires de Scorsese lui-même, « The Irishman est un projet risqué qu’aucun autre studio n’a voulu financer. Chez Netflix, il y a des gens qui prennent ces risques ! » Il est néanmoins certain que Netflix ne récupèrera pas sa mise de départ dans cette opération. Pour l’entreprise américaine, la production du film de Scorsese constitue davantage un investissement en termes d’image qu’un coup financier. The Irishman pourrait permettre à Netflix d’attirer à lui un public de cinéphiles auquel ses productions récentes n’étaient résolument pas destinées et ainsi étendre davantage son marché mais, surtout, d’accéder au statut de studio à part entière.
Dans le cadre de cette stratégie « hors marché », Netflix a également songé il y a quelques mois faire l’acquisition d’une chaîne de salles de cinéma, les Landmark Theaters. Cependant, selon le Los Angeles Times, tout porterait à croire que l’achat de cette chaîne soit tombé à l’eau. En effet, le prix qui aurait été proposé aurait été beaucoup trop élevé au goût des dirigeants de la plateforme. Dans l’hypothèse où ils ne parviendraient pas à acheter un tel complexe, Netflix serait toutefois prêt à s’offrir une poignée de salles à New-York et à Los Angeles afin de permettre à ses productions de concourir aux Oscars. Effectivement, malgré le fait que des personnalités comme Steven Spielberg aient clairement affirmé leur position anti-Netflix, l’Académie des Oscars a décidé, le 23 avril 2019, de ne pas durcir ses règles en matière d’éligibilité. Ainsi, pour qu’un film puisse prétendre participer à la fameuse cérémonie, il convient que celui-ci sorte en salle pour une durée minimum de 7 jours dans un cinéma de Los Angeles, avec au moins trois projections payantes par jour, ce qui ne constitue pas – on peut l’admettre – un écueil infranchissable. Et c’est cette réglementation avantageuse qui a permis à la plateforme de streaming de faire concourir les films de Cuarón et des frères Coen avec le succès que l’on connaît.
Cela étant dit, le Festival de Cannes garde encore ses portes fermées pour l’entreprise américaine, contrairement à la Mostra ou à la Berlinale. Dans ce contexte, plutôt que de montrer patte blanche en acceptant de confier la distribution d’un ou de deux films par an à un distributeur tiers comme a pu le faire Amazon, la stratégie de Netflix consiste à mettre la pression sur le festival en se positionnant comme une « force de progrès » incarnant le sens de l’Histoire. Pour Ted Sarandos, c’est « au monde du cinéma de s’adapter à l’évolution que prend la visualisation d’un contenu. […] Les spectateurs changent, du coup la distribution change, du coup les festivals vont vraisemblablement changer. »
FESTIVAL DE CANNES
Pour ce qui est du point de vue du Festival de Cannes, la problématique apparaît nettement plus complexe, et ce pour une raison simple : contrairement à Netflix, la manifestation cannoise ne constitue pas une entité homogène. Pour comprendre les intérêts qui n’apparaissent ici qu’en filigrane, il convient de plonger dans les finances de la manifestation. Selon Nice Matin, le budget de la 70e édition du Festival de Cannes s’est élevé à 20 millions d’euros. Un peu moins de la moitié du budget (environ 8,5 millions d’euros) provenait de fonds publics, des subventions du Centre National de la Cinématographie (qui dépend du Ministère de la Culture), de la ville de Cannes (qui met aussi à disposition des salles pour plus de 3 millions d’euros), ou d’autres collectivités comme la région PACA ou le département des Alpes-Maritimes. Les acteurs privés en financent l’autre moitié. Parmi eux, Canal+ débourse près de 6 millions d’euros pour retransmettre en clair et en exclusivité les cérémonies d’ouverture et de clôture. Le dernier quart est assuré par le sponsoring de marques comme Mastercard, L’Oréal ou Dessange qui ont le privilège de faire partie des « partenaires officiels » de la manifestation. Ainsi, les trois quarts du budget du Festival correspondent à la participation de la coalition Etat/Canal+, une coalition qui est on ne peut mieux incarnée par la personne de Pierre Lescure, actuel président du Festival de Cannes et cofondateur de la chaîne de télévision à péage qui a profité dès sa création de ses importantes ressources politiques pour s’implanter dans le paysage audiovisuel français. Analysons donc les enjeux et stratégies « hors marché » portés par ces deux acteurs dans le cadre de cette guerre d’influence contre Netflix.
L’Etat est ici confronté à deux enjeux : la préservation de l’exception culturelle et la protection de l’économie cinématographique domestique. L’exception culturelle place la France dans une position singulière au niveau mondial. L’idée de ce concept est que « la création culturelle ne constitue pas un bien marchand comme les autres et, par conséquent, que son commerce doit être protégé par certaines règles autres que celles de la seule loi du marché ». Ainsi, pour ce qui est de la création cinématographique, la mise en place et le respect d’une régulation politique est nécessaire pour protéger les œuvres audiovisuelles. Pour les chaînes de télévision, cela se traduit non seulement par un quota minimum de diffusion d’œuvres originales françaises, mais aussi et surtout par une obligation de financement du cinéma à travers le préachat de films et le soutien à la création audiovisuelle. Canal+ est fortement impliqué dans ce dispositif, notamment depuis février 1985 lorsque fut signé un accord avec le Bureau de Liaison des Industries Cinématographiques (BLIC). Cet accord stipule que la chaîne de télévision à péage dispose d’un « accès privilégié aux films sortis en salle assorti de droits à rediffusion. En contrepartie, la chaîne s’engage à consacrer 25 % de ses ressources annuelles à l’achat des droits de diffusion des films dans les proportions suivantes : 60 % d’origine européenne et 40 % d’expression originale française. » Nul n’est besoin, sans doute, de préciser que Netflix échappe à l’ensemble de ces obligations, ce qui fait dire à de nombreux professionnels que l’activité de la plateforme de streaming participe d’une concurrence déloyale. En ce sens, il ne fait aucun doute que, pour l’Etat français, Netflix constitue une menace pour l’exception culturelle et qu’il n’aurait donc aucun intérêt, par l’entremise du Festival de Cannes qu’il finance pour moitié, à promouvoir ses productions. Par ailleurs, comme le dit Julien Jourdan, Professeur de Sciences de Gestion à l’Université Paris-Dauphine, dans un article publié sur le site The Conversation, « La technologie de diffusion numérique de Netflix, Amazon et quelques autres, est tellement efficace – elle donne accès avec facilité à un large catalogue de contenu partout et à la demande – qu’elle menace d’assécher les autres canaux. […] Seules les salles de cinéma, porteuses d’une autre vision, celle des frères Lumière, semblent encore à l’abri. » certes, mais pour combien de temps ? Ainsi, il n’apparaît pas absurde de penser – et la grogne des exploitants de salles lors des projections d’Okja et de The Meyerowitz Stories en est un signe – que les activités du service de SVoD constituent également une menace pour l’économie du cinéma français dans sa globalité. En effet, en diffusant directement sur sa plateforme les films dont il achète les droits, Netflix enjambe deux acteurs structurant depuis des décennies le paysage cinématographique, à savoir les distributeurs et les exploitants. L’Etat ne peut décemment accepter cette situation. Lors d’un récent débat sur le cinéma français et les GAFA organisé par une enseigne de la grande distribution, Alexandre Charlot, scénariste et réalisateur français, s’était ému de la bienveillance dont bénéficiait la plateforme de streaming et avait manifesté sa crainte face au potentiel appauvrissement créatif et économique du secteur : « la question, c’est : quelle va être l’ampleur du plan social ? ».
Pour Canal+, l’enjeu est tout simplement la défense de ses parts de marché. Depuis le début des années 2010, les parts de marché du groupe français ont effectivement commencé à s’effriter. Cette érosion tient évidemment au développement considérable des services de vidéo à la demande utilisant de plus en plus des technologies de type « Over the Top » (OTT). La transformation technologique du marché de l’audiovisuel a radicalement déstabilisé l’écosystème au sein duquel Canal+ évoluait, à savoir la diffusion de programmes via un opérateur de réseau traditionnel (câble, satellite, téléphone). Et si le marché français de la SVoD s’est développé moins rapidement que dans d’autres pays, le CSA affirme tout de même que « fin 2017, un internaute sur quatre se déclarait utilisateur d’un service de vidéo à la demande par abonnement, soit une progression de 13 points en un an ». Parmi ces services, Netflix domine largement le marché hexagonal. L’arrivée de cet acteur a, en grande partie, provoqué une chute des abonnements aux services du groupe Canal+. En 2018, le nombre d’abonnés à Netflix a même dépassé ceux du groupe français. Canal+ étant le principal financeur du cinéma français, la perte de cette position dominante a inévitablement des répercussions sur l’ensemble de l’industrie. En effet, la chaîne cryptée investit de moins en moins d’argent dans le cinéma, et ce pour une raison simple : les textes l’obligent aujourd’hui à investir 9,5% de son chiffre d’affaires. Or, ce chiffre d’affaires est en chute libre. Résultat : son obligation d’investissement est passée de 173 à 151 millions d’euros entre 2011 et 2016. Par ailleurs, la chaîne cryptée a décidé de mettre moins d’argent dans chaque film. En 2017, elle a mis en moyenne seulement 1,24 million d’euros par film, soit le niveau le plus bas depuis dix ans. Dans le même temps, Netflix, qui ne contribue que très marginalement au financement de la production locale, semble tirer son épingle du jeu. C’est pourquoi Canal+ a récemment profité de son statut exceptionnel dans le paysage audiovisuel français pour que les autorités publiques acceptent de modifier la chronologie des médias à son avantage. En effet, n’oublions pas que Canal+ exerce encore une influence considérable sur les principales ressources financières du cinéma français. En outre, la chaîne demeure le diffuseur exclusif français du Festival de Cannes et de la Cérémonie des Césars, symbole de sa légitimité culturelle par rapport aux autres chaînes du paysage audiovisuel français. La « chronologie des médias » consiste en un ensemble de règles qui détermine la durée devant séparer la sortie d’un film en salle de sa diffusion par les différents opérateurs (chaînes publiques, chaînes privées, SVoD, etc.). Il s’agit ni plus ni moins que de la clé de voûte de la santé économique de l’ensemble du secteur et de la pérennité de l’exception culturelle audiovisuelle française. Lors de sa création, dans les années 1980, Canal+ a bénéficié de certains avantages politiques par rapport à la concurrence, entre autres, le droit de diffuser les films beaucoup plus vite que les chaînes gratuites. En échange, nous l’avons dit, Canal+ avait l’obligation de financer la production cinématographique locale. Mais aujourd’hui, des acteurs comme Netflix pousse pour réduire ces délais de diffusion. Canal+ a alors menacé de rompre ses obligations si ses privilèges en matière de diffusion étaient amenés à s’étioler. C’est ainsi que, le 10 février 2019, le nouvel accord sur la chronologie des médias est entré en vigueur. Et Canal+ apparaît comme l’un des grands vainqueurs de cette révision. Les fenêtres auxquelles la chaîne privée était soumise ont été rapprochées de la date de sortie des films en salle, de façon à pouvoir proposer des œuvres dès 8 mois après ladite sortie, voire 6 mois après s’ils ne font pas plus de 100 000 entrées. Auparavant, Canal+ devait patienter un an dans le premier cas ou dix mois dans le second. Concernant les plateformes payantes de streaming, telles que Netflix, la situation devient par contre plus confuse puisque plusieurs hypothèses entrent en ligne de compte : si un service de vidéo à la demande par abonnement ne finance pas un film, il reste soumis à la règle habituelle qui l’oblige à patienter trois ans. Par contre, il peut accéder à des fenêtres de diffusion plus rapprochées (30 ou 17 mois après la sortie en salle) en cas d’accord avec les organisations professionnelles du cinéma et si certains engagements sont respectés (financement de la création française et européenne, valorisation des œuvres sur les pages du service, être à jour avec les règles fiscales, diversité des investissements, etc.), ce qui est actuellement loin d’être le cas de la plateforme américaine qui demeure donc contrainte d’attendre trois ans avant de pouvoir diffuser des films sortis au cinéma, et ce même si elle avait l’intention de distribuer elle-même ses propres films en salles pour pouvoir participer au Festival de Cannes. On comprend mieux pourquoi, Canal+, premier producteur du cinéma français, n’a aucun intérêt à promouvoir des films, produits par l’un de ses plus féroces concurrents, lors d’un événement qu’il participe à financer à hauteur de 6 millions d’euros par an.
Ainsi, loin d’être une décision insensée ou rétrograde, le refus du Festival de Cannes d’intégrer les films produits par Netflix à la Compétition Officielle fait écho aux stratégies « hors marché » portés par l’Etat français et par Canal+ qui n’ont, l’un comme l’autre, pas intérêt à ce que la manifestation cannoise fasse office de tribune pour la plateforme américaine.
Conclusion
Cela étant, le Festival de Cannes n’a aucun intérêt non plus à voir de potentiels chefs-d’œuvre lui passer sous le nez au profit d’autres manifestations comme la Mostra de Venise ou la Berlinale. A terme, il se pourrait que la fermeté du conseil d’administration du festival cannois conduise à sa marginalisation. D’un autre côté, on pourrait tout à fait considérer que cette même fermeté apparaisse aux yeux des cinéphiles, des réalisateurs et comédiens intimement attachés à la singularité du dispositif cinématographique comme un signe d’excellence à l’image d’un label témoignant d’une différenciation attractive. En ce sens, il se pourrait que cette situation profite au Festival de Cannes qui pourrait jouer de son nouveau statut de « dernier festival exclusivement réservé aux films de cinéma » pour consolider davantage sa position dominante dans le champ institutionnel. En effet, de nombreux amoureux du septième peuvent considérer le fait que la Mostra et la Berlinale accepte d’intégrer des films destinés à une consommation vidéo comme un profond dévoiement du sens que sont censés revêtir ces deux événements.
Dans les faits, et pour ce qui est de la pure reconnaissance institutionnelle, Netflix a plus besoin de Cannes que Cannes de Netflix. Pour progresser dans sa quête de légitimité, la plateforme américaine a besoin de ce fameux prestige qui constitue une ressource stratégique pour le moins rare et inimitable, et qui demeure l’apanage du Festival de Cannes. La manifestation cannoise, pour le dire de manière péremptoire, n’a pas véritablement besoin de Roma pour exister. Chaque année, une vingtaine de films composent la Compétition Officielle. Ainsi, l’absence d’une ou de deux productions majeures n’a rien de particulièrement préjudiciable. Et de là à ce que l’ensemble des réalisateurs internationaux désertent la production cinématographique traditionnelle pour collaborer de manière exclusive avec Netflix, on peut – ma foi – attendre encore quelques années.
De plus, n’oublions pas que dans les années 60, 70 ou 80, c’est-à-dire à peine quelques décennies, les cinémas allemands et italiens étaient parmi les plus inventifs et créatifs au monde. Aujourd’hui, ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Il est vrai que le système français a de nombreux défauts et que les productions hexagonales ne sont certainement pas exemptes de reproches, mais la France est l’un des rares pays européens qui jouit encore d’une industrie cinématographique vivace. La Corée du Sud, par exemple, s’est inspirée du modèle français pour protéger son cinéma. Aujourd’hui, son cinéma est l’un des plus influents au monde avec une nouvelle générations de réalisateurs extrêmement talentueux comme Lee Chang-Dong (Burning, 2018), Na Hong-jin (The Strangers, 2016) ou, bien sûr, Bong Joon Ho (Parasite, 2019).
En guise d’ouverture, rappelons un point à caractère normatif : ne confondons pas « cinéma » et « film ». Un « film » correspond à un contenu, il s’agit d’une succession d’images qui ont vocation à être animées. Le « cinéma » est un dispositif, il nécessite un espace clos (celui de la salle) et un temps défini (celui de la séance) ; le cinéma est un événement collectif qui fait entrer en coprésence des individus qui ne se connaissent pas et qui n’ont aucun pouvoir sur la manière dont le film est projeté. Netflix ne fait pas de « cinéma » et n’a aucune intention d’en faire. Le métier de Netflix est de produire et de diffuser des films vidéographiques, et son seul programmateur est un algorithme. Là où le cinéma s’articule autour d’une dynamique de l’offre de création, Netflix est en adéquation à la seule demande. Et c’est pour ça que ce service plaît tant, précisément parce qu’il donne à des consommateurs de vidéos ce qu’ils veulent voir. Beaucoup de gens aiment les « films ». Et il est vrai qu’il y a encore une dizaine d’années, pour en voir, nous n’avions le choix qu’entre le cinéma, la télévision et les DVD. En ce sens, Netflix a répondu au besoin d’un certain public qui est essentiellement attaché au contenu. Mais, en réalité, peu de personnes s’intéressent au cinéma pour ce qu’il est vraiment et aiment profondément l’expérience cinématographique dans ce qu’elle a de singulier et d’authentique. Cependant, ces personnes existent et il est tout à fait légitime qu’un événement comme le Festival de Cannes qui a vocation à célébrer le cinéma en tant que tel soit exclusivement destiné aux productions proprement cinématographiques.
C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’à moins d’un revirement inattendu de la part de la plateforme de streaming (distribution en salle et respect de la chronologie des médias pour les films qu’il souhaite voir participer à la manifestation cannoise), les productions Netflix seront bien absentes des prochaines éditions du mythique festival. Les paris sont ouverts !
Par Quentin Mermet, le 10 mai 2020.