Ce qui se cache derrière la courbe du deuil

La courbe du deuil est un mythe managérial pseudo-scientifique dont la révérence au sein du champ de la conduite du changement témoigne de la prééminence de la conception consensualiste du phénomène organisationnel.

Conduite du changement et management des résistances

Qu’il s’agisse de la digitalisation de process ou de départements tout entier, d’un déménagement impliquant de nouveaux modes de travail, ou de la reconfiguration d’un système de production selon les préceptes du Lean, tout projet de transformation organisationnelle nécessite de conduire le changement. Fut un temps où les impératifs techniques étaient considérés comme prioritaires. L’enjeu était alors de développer de nouveaux outils, d’implémenter de nouvelles pratiques, de modeler de nouveaux espaces de travail, jamais d’accompagner les utilisateurs dans l’adoption de ces nouveaux outils, de s’assurer de la bonne compréhension de ces nouvelles pratiques par ceux qui devront les incarner, ni d’embarquer les collaborateurs dans le design de leur futur environnement. Aujourd’hui (depuis quelques décennies, pour tout dire), la conduite du changement a intégré la composante humaine de la transformation ; à tel point que cette composante apparaît désormais au cœur de tout projet de change.

Cela étant, n’oublions pas que la conduite du changement a un objectif clair : permettre l’ancrage dans la durée de ces nouveaux process, pratiques, métiers, espaces, etc. En ce sens, l’enjeu n’est pas de discuter de la pertinence de la transformation mais de faire accepter cette transformation par l’ensemble des parties prenantes. Problème : rien ne garantit que les parties prenantes vont accepter, de bonne grâce, de voir leurs activités ou environnement de travail être définitivement transformés. Pour schématiser, la conduite du changement consistera à déjouer les fameuses « résistances au changement ». Aussi, le rôle du conducteur du changement sera tout simplement de trouver et de mettre en place des méthodes pour dissiper (ou vaincre) ces réticences.

Parmi la myriade de méthodes peuplant le champ de la conduite du changement (modèle de Lewin, matrice d’analyse des champs de force, équation de Beckhard et Harris, diamant de Leavitt, modèle de Burke et Litwin, Futures Wheel, modèle transitionnel de Bridge, modèle de Kotter, etc.), la « courbe du deuil » apparaît comme l’une des théories les plus citées et révérées. La théorie de la courbe du deuil fut présentée pour la première fois par la psychiatre suisse, Elisabeth Kübler-Ross, dans Les derniers instants de la vie, ouvrage paru en 1969 et inspiré de ses travaux avec des patients en phase terminale. Face à l’annonce de sa proche mort, affirme Kübler-Ross, le patient passe quasi-systématiquement par 5 phases successives : le déni (« Impossible ! Vous mentez ! Vous vous trompez ! »), la colère (« Pourquoi moi ? C’est injuste ! »), le marchandage (« Faites-moi vivre encore quelques années, je ferai tout ce que vous voudrez ! »), la dépression (« Rien n’a plus de sens… »), l’acceptation (« Je suis prêt. »). Un passage en 5 phases qui est communément représenté sous la forme d’une courbe : la « courbe du deuil ».

Loin de demeurer circonscrite au seul domaine de la psychologie, cette théorie fut reprise par des chercheurs et praticiens des sciences de gestion et fut appliquée aux problématiques inhérentes à la conduite du changement. L’idée sous-jacente était que toute transformation impliquait une perte, donc un deuil, et que le rôle du conducteur du changement était simplement d’aider les collaborateurs à franchir, le plus rapidement possible, ces 5 étapes. Cette application de la théorie de la courbe du deuil au mangement rencontra un vif succès. Et même si elle n’apparaît plus autant utilisée aujourd’hui (en tout cas, plus sous sa forme brute), les principes qu’elle institue ont remarquablement infusé dans les pratiques et postulats que nous retrouvons désormais dans le champ de la conduite du changement. L’objet de ces quelques lignes sera de montrer en quoi, loin d’être une théorie objective, la courbe du deuil est un véritable mythe managérial, une pseudo-science, dont les présupposés témoignent de la prééminence de la conception consensualiste du phénomène organisationnel.

 

La courbe du deuil : symbole de la naturalisation du changement

Comparer les résistances au changement à un deuil conduit à assimiler la transformation à une mort. En appliquant la courbe du deuil à la conduite du changement, on naturalise les pratiques managériales. Autrement dit, le changement n’est dès lors plus à concevoir comme un phénomène social mais comme un phénomène naturel. Cette naturalisation du changement est à l’origine de trois croyances.

Croyance n°1 : le changement est naturellement inéluctable. Si la transformation est une mort, le désir de retour à l’état initial n’a pas lieu d’être : en effet, il est tout simplement impossible. Dans la même veine, le changement ne se voit plus conduit par un ensemble d’acteurs, il n’est que le résultat d’un processus naturel auquel il serait inepte de s’opposer. C’est précisément cette impuissance de l’homme face à la mort qui est invoquée (consciemment ou non) dès lors que l’on applique la théorie de la courbe du deuil à la conduite du changement. Cette manière d’appréhender le changement, en refoulant son caractère culturel et social (en niant, pour faire court, l’action de l’homme qui demeure à l’origine de ce processus), est symptomatique de la lecture consensualiste du phénomène organisationnel. En la comparant à une mort, la transformation est présentée comme implacable, inévitable, sans réplique : « on ne peut aller contre, c’est ainsi ».

Croyance n°2 : le changement est indiscutablement bénéfique. Nous l’avons dit, la conduite du changement ne consiste pas à débattre du bienfondé du changement. Et pour cause, ce dernier est considéré comme acté ; la question ne se pose pas, on y a déjà répondu par l’affirmative. Il n’est également jamais question d’alternative, le changement apparaissant comme la seule et unique réponse. Il ne vient ainsi jamais à l’idée des conducteurs du changement que si les collaborateurs font preuve de résistance, c’est qu’ils ont bien conscience que ce changement peut ne pas aller dans le sens de leurs intérêts. Cette hypothèse est balayée d’un revers de manche puisque ce qui compte, ce n’est pas les intérêts particuliers d’un certain nombre de collaborateurs mais « l’intérêt supérieur » de l’organisation. Mais quel peut être l’intérêt supérieur d’une organisation ? La réponse est simple : celui qu’auront défini pour elle les conducteurs du changement.

Croyance n°3 : les résistances sont irrationnelles et temporaires. Irrationnelles car naturelles, inhérentes à tout changement. La résistance au changement est ici dépeinte comme une réaction quasi organique, une sorte de rejet de greffe, un vulgaire réflexe. Une nouvelle fois, à aucun moment la question du conflit entre les intérêts bien compris des collaborateurs et l’horizon promis de la transformation n’est posée ; il ne s’agit, aux yeux du partisan de la courbe du deuil, que d’une réaction épidermique sans le moindre fondement. Et tout comme le deuil est une affaire de temps (le passage de la phase 1 à la phase 2, puis de la phase 2 à la phase 3, et ainsi de suite étant inéluctable et progressif), la résistance au changement est un mal passager. Finalement, l’idée-force est qu’il n’y a qu’à attendre que les réticences s’estompent d’elles-mêmes ; au bout du compte, « tout rentrera dans l’ordre ».

 

L’impensé du management par l’oubli

D’une certaine manière, un bon consensualiste est un « voleur chinois ». Je m’explique. Imaginons que vous souhaitiez voler un vase placé au centre du comptoir d’une boutique d’antiquités. La stratégie ou technique dite du « voleur chinois » consistera à déplacer, chaque jour, et ce de seulement quelques centimètres, le vase en question. Ce déplacement quotidien sera tellement mineur qu’il en deviendra quasiment imperceptible ; l’antiquaire ne se rendra compte de rien, il ne s’inquiètera donc pas. Un jour, le vase aura disparu. Il aura effectivement franchi les quelques derniers centimètres qui séparaient alors le bord du comptoir de votre sac. A l’image du « voleur chinois », les tenants du management consensualiste travaillent cette zone grise qu’est celle de la perception du changement.

Dans leur ouvrage séminal, La Construction sociale de la réalité (1966), Berger et Luckmann soulignent que la répétition d’une action constitue une forme « d’institutionnalisation embryonnaire » (incipient institutionalisation). La répétition apparaît, dans ce cadre, non comme une série de gestes inconséquents mais comme une pratique socialement intégrative. De fait, une action répétée, du fait de sa répétition, tend, à terme, à être considérée comme acquise. La théorie de l’incipient institutionalisation pose évidemment la question de la plasticité du réel, compris comme expérience sociale, vécue et négociée collectivement. Autrement dit, tout ce que nous considérons aujourd’hui comme acquis, comme allant de soi, fut uniquement le résultat d’une sédimentation progressive et potentiellement chaotique de pratiques, d’idées, de normes qui n’avaient, en soi, absolument rien d’évident. Une fois internalisé, une fois institutionnalisé, ce répertoire de pratiques, d’idées, de normes devient particulièrement complexe, sinon impossible, à requestionner.

Cette analyse de la manière dont les normes sociales évoluent par glissement progressif est également au centre du Shifting Baseline. Ce concept fut notamment utilisé par le biologiste franco-canadien, Daniel Pauly, pour rendre compte des difficultés rencontrées par les professionnels de la pêche lorsqu’ils cherchaient à identifier la taille « de base » de la population d’une espèce donnée. Pauly décrit la façon dont cette « base » est progressivement amenée à évoluer à mesure que les experts qui se succèdent sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, considèrent comme étant la population-référence celle qu’ils ont connu au début de leur carrière. Les générations se succédant, et les années passant, la « base » évolue et l’effondrement de certains écosystèmes sur de très longues périodes se retrouvent ainsi masquées. Chaque génération redéfinissant ce qui doit être perçu comme « naturel », « acceptable », devient-il impossible de percevoir le changement.

L’être humain n’est pas une machine éternelle, c’est un être faillible, éphémère, dont les mécanismes de perception du monde ne sont en rien des algorithmes à la perfection froide. L’être humain est un animal social qui compose et recompose sans cesse son environnement. L’être humain n’a pas la mémoire des millénaires qui ont forgé l’histoire de l’humanité, et sa perception du monde est naturellement réduite à son expérience individuelle de la vie sur Terre. L’être humain n’a, en conséquence, aucune idée de ce que le monde était il y a cent, cinquante, voire seulement vingt ans ; les normes et références évoluent continuellement et elles sont continuellement internalisés par les acteurs sociaux qui participent activement ou passivement à leur éternelle reconstruction. Aussi, tout projet de transformation, qu’il soit managérial ou politique, porte en lui l’idée qu’en dernière instance l’acceptation du changement est une question périphérique car, du fait de mécaniques cognitives et psychologiques relativement simples, l’être humain finit toujours par tout accepter, et ce sans même s’en rendre compte voire en considérant ce nouvel état de fait, une fois qu’il se trouve advenu, comme allant de soi. La conduite du changement est une ingénierie sociale.

Par Quentin Mermet, le 14 juin 2020.

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