
Du monastère aux New Ways of Working : petite histoire du travail et de son organisation
Selon François-Xavier de Vaujany, Professeur en Sciences de Gestion à l’Université Paris-Dauphine, la généalogie de l’organisation du travail peut être décomposée en quatre grandes périodes historiques : l’émergence des communautés (du IIIe au XIe siècle), l’apparition des proto-bureaucraties (du XIIe au XVIIIe), la mise en réseaux des bureaucraties (du XIXe au XXe), et le retour des communautés (de la fin du XXe siècle à nos jours).
IIIe-XIe : communautés monastiques et continuité temporelle
La première période identifiée par de Vaujany s’étend du IIIe au XIe siècle. Elle est marquée par le développement de communautés monastiques dont l’organisation repose sur la définition d’un ensemble de règles de vie commune. La « règle de Saint Benoit », apparue au VIe siècle, définit par exemple une temporalité unique et instaure au cœur de la communauté la figure de l’abbé. Au sein d’un collectif largement isonomique (les moines sont assimilés à des frères considérés également), les activités s’inscrivent dans une continuité temporelle où alternent temps collectifs et temps individuels. L’espace se voit, quant à lui, organisé en différents espaces clos.
XIIe-XVIIIe : proto-bureaucraties et rupture temporelle
La période s’écoulant du XIIe au XVIIIe siècle est caractérisée par l’essor des échanges commerciaux entre cités, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes d’ordre théologique. En effet, pour financer ce développement, le prêt à usure ne cesse de progresser ; l’Eglise elle-même y est parfois associée. Dans un système doctrinal qui promet l’enfer aux usuriers et le paradis aux besogneux, une telle dissonance normative ne peut être tolérée. C’est alors que naît le purgatoire : espace liminal plus ou moins provisoire destiné aux âmes des marchands et des banquiers. Dans un contexte où se développent les monnaies, les activités productives et les foires, le capitalisme se voit ainsi légitimé.
Au-delà de l’Eglise et des organisations monastiques (qui jouent un rôle économique fondamental en Occident), les guildes et autres corporations se multiplient, constituant d’autres formes proto-bureaucratiques. Les compagnia font également leur apparition. Il s’agit de grands ensembles commerciaux et productifs généralement liés à de puissantes familles (comme les Médicis). Cette période marque le début d’une rupture entre espace-temps privé et espace-temps professionnel.
XIXe-XXe : réseaux et tiers-temps
Au cours de cette troisième période, les pays occidentaux connaissent une croissance économique sans précédent. L’Angleterre est la première à faire sa Révolution Industrielle. Elle est bientôt imitée par l’ensemble des pays européens, notamment l’Allemagne, puis la France. Le salariat fait son apparition. Le travail en usine (associé au développement des manufactures) remplace progressivement le travail dans les champs. Les règles, les techniques, les procédures, définissent un travail qui devient de moins en moins agraire.
On assiste alors au passage d’une économie fondée sur les grandes propriétés agricoles à une économie de marché aux mains d’entrepreneurs jouant le rôle d’intermédiaires entre l’offre et la demande. Les distances entre le domicile et le lieu de travail s’en trouvent bien souvent allongées. L’on ne passe plus le perron de sa porte pour aller travailler aux champs ; désormais, il est nécessaire de rejoindre la manufacture ou l’atelier. Entre la maison et le lieu de travail commencent déjà à fleurir les premiers tiers-lieux : auberges, restaurants, hôtels, etc.
Les temps sont cadencés et fragmentés entre temps professionnels, temps privés et tiers-temps. Un capitalisme managérial se met en place, basé sur un contrôle des rythmes productifs. L’organisation du travail s’articule dès lors autour de la gestion du temps comme unité de mesure de la productivité, et son accélération devient une préoccupation majeure. A la fin de cette période, les systèmes bureaucratiques intégrés s’effacent progressivement au profit de systèmes en réseaux, à mesure que la manufacture cède sa place à la firme.
XXIe : retour des communautés et hybridation
La quatrième période qui va de la fin du XXe siècle à nos jours marque une rupture avec les précédentes. Après l’enclavement vient le désenclavement. L’économie devient globale et de vastes infrastructures technologiques administrent à l’échelle planétaire les flux d’informations. C’est l’avènement d’Internet. S’en suivent une série de mutations : liquéfaction des échanges, délitement des frontières temporelles et spatiales, tertiarisation de l’économie. La mobilité s’intensifie et se généralise ; la distinction entre temps privés et publics, ou intimes et sociaux, perd de son évidence ; les activités de vie et de travail voient leur cadre spatio-temporel largement imploser.
Les lieux et les temps d’une journée ne sont plus systématiquement associés à un type d’activité. La maison peut-être un lieu de travail ; l’entreprise, un lieu de vie. Ce n’est plus l’organisation qui est au centre mais l’individu. Avec les hackers, makers, coworkers, on note le retour de collectifs qui mobilisent des pratiques et des processus isonomiques et communautaires : la boucle est bouclée.
De la première à la dernière période, les formes de vie et d’emploi ont ainsi radicalement évoluées. Pour certains, nous avons connu une longue transition de la société salariale à la société entrepreneuriale. Le contrat à durée indéterminée, caractéristique d’une stabilité de l’emploi, fait progressivement place à des contrats à durée limitée. Et pour preuve, le freelancing est en plein essor. Si la tendance post-salariale (quoiqu’encore toute relative) commence à se faire sentir en Occident, il semblerait que nous entrions également dans une nouvelle ère marquée par une hybridation des pratiques et espaces de travail : l’ère des New Ways of Working.
Par Quentin Mermet, le 9 février 2020.
