
L'actionnaire n'existe pas
Il est de coutume d’affirmer que la Société à Mission se fonde contre les actionnaires. Cette assertion – au-delà du fait qu’elle soit erronée – témoigne d’une conception monolithique de l’actionnariat. La Société à Mission ne se fonde pas contre les actionnaires pour la simple et bonne raison que les actionnaires ne constituent pas un collectif unifié exclusivement intéressé par la rentabilité de court terme. Nombre d’actionnaires redoutent, en effet, les conséquences d’un activisme actionnarial et appellent de leurs vœux la protection du projet de création collective dans lequel ils investissent.
Greed is good !
En 1987, Wall Street sortait sur les écrans. Wall Street, le film culte d’Oliver Stone sur le monde de la finance et ses dérives. Wall Street dont l’un des protagonistes, Gordon Gekko, incarna à travers son célèbre « greed is good » (« l’avidité est une bonne chose ») l’archétype de l’investisseur sans scrupules. Avec ses cheveux gominés et sa fameuse chemise bleue à col blanc, Michael Douglas donna ainsi corps à l’une des figures les plus emblématiques de l’histoire du cinéma. Résultat : un Oscar et un inconscient collectif marqué au fer rouge. « L’actionnaire » avait désormais un visage.
Malgré sa dimension romanesque et pamphlétaire, la fresque dépeinte par le réalisateur américain n’avait rien de véritablement caricatural et ne fut, d’une certaine manière, que le reflet de son époque. Dès les années 70, face à la progressive détérioration de la compétitivité internationale de l’économie américaine induite par le choc pétrolier, les détenteurs de capitaux avaient commencé à mettre en avant l’apparente mauvaise gestion des grandes sociétés. Aussi, chacun se mit à dénoncer leur confiscation au profit d’une petite oligarchie de dirigeants qui aurait spolié les actionnaires de leur pouvoir. Ces derniers n’eurent plus désormais d’autre objectif que de faire fructifier leur capital, unique responsabilité sociale de l’entreprise selon Milton Friedman.
Ce moment historique – que l’économiste français, Olivier Favereau, nomme la « Grande Déformation » – eut notamment deux conséquences. La première, particulièrement documentée, fut l’émergence du primat de la valeur actionnariale, mode de gouvernance dont les limites sont aujourd’hui bien connues. La seconde, qui constitue l’objet de ce papier et dont le Gordon Gekko de Wall Street demeure l’un des symboles les plus flamboyants, est la mythification de la figure de l’actionnaire. Au sortir des années 80, chacun savait qu’un actionnaire était un cinquantenaire à bretelles obsédé par l’argent, et rien d’autre…
De l’actionnaire aux actionnaires
Remettons, tout d’abord, les points sur les « i » : l’entreprise n’appartient pas aux actionnaires. En droit, les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise mais de leurs parts. C’est bien la personne morale (la société) qui est propriétaire des résultats. Si les actionnaires étaient propriétaires, ils seraient intégralement responsables. Or, les actionnaires voient leur responsabilité strictement circonscrite à leur apport financier : c’est le principe même de la responsabilité limitée qui se trouve à la base de la plupart des formes juridiques au sein du droit des affaires. Par extension, les dirigeants ne sont pas mandatés par les actionnaires mais bien par la personne morale que constitue la société.
A l’origine de tout projet de société, réside ce qu’on appelle l’affectio societatis, soit la volonté commune indispensable à la formation du lien qui unit les personnes qui ont décidé de s’associer. C’est cette volonté de participer activement à cette mise en commun (impliquant le partage tant des bénéfices que des pertes) qui est au cœur de toute entreprise. Aussi, tous les actionnaires ne sont pas mus par la seule quête de la rentabilité à court terme. En effet, dans bien des cas, les investisseurs représentent des souscripteurs d’assurance-vie, des fondateurs d’entreprises familiales ou des retraités qui souhaitent savoir où va leur argent et sont ainsi davantage intéressés par la stabilité et la pérennité. Tous les actionnaires ne sont pas des spéculateurs, et nombre d’entre eux s’engagent de bonne grâce sur le long terme et acceptent de soumettre le sort de leur capital aux choix des dirigeants.
Tout comme il existe une infinité de managers, de cadres ou d’employés, existe-t-il une infinité d’actionnaires. Tout comme LE manager n’existe pas, L’actionnaire n’existe pas.
La mission : une valeur refuge ?
Introduite il y a tout juste un an par la Loi PACTE, la qualité de Société à Mission dessine dans le paysage économique français une nouvelle voie de gouvernance. Et même s’il est vrai que cette innovation juridique ait essentiellement pour objectif de protéger l’entreprise de la pression que pourrait exercer sur elle un potentiel actionnariat activiste, la Société à Mission ne se constitue aucunement contre les actionnaires. Il est de coutume d’affirmer que les Entreprises à Mission ont naturellement vocation à engager l’ensemble des parties prenantes ; et c’est tout à fait vrai. Mais on oublie souvent de préciser que les shareholders font partie intégrante des stakeholders. Les actionnaires ne sont-ils pas également membres de la Société au sein de laquelle opère l’entreprise dont ils détiennent des parts ?
Loin de se fonder contre les actionnaires, la Société à Mission les intègre au projet de création collective que constitue l’entreprise. Approuvée par une majorité qualifiée aux deux tiers de toutes les classes d’actions distribuées, la mission témoigne de la sincérité de l’engagement des investisseurs. Ce dispositif est conçu pour envoyer un signal dont l’objectif est double : d’une part, attirer les investisseurs intéressés à l’idée de s’engager dans un projet au long cours et, d’autre part, dissuader les rachats motivés par le seul rendement de court terme. Autrement dit, la mission est autant un attracteur qu’un repoussoir. Un tel engagement apparaît de fait comme une protection pour les actionnaires (historiques ou non) qui défendent des stratégies de long terme et qui redoutent les conséquences d’un activisme actionnarial. D’une certaine manière, la mission fait office de garde-fou permettant à l’entreprise de se prémunir face au risque d’opportunisme.
Enfin, la Société à Mission est également un facilitateur d’accès à des sources de financement spécialisées en forte croissance telles que les fonds d’investissement socialement responsables. Dans un récent article, Kevin Levillain et Blanche Segrestin (Professeurs de Sciences de Gestion à Mines ParisTech) affirment que les entrepreneurs ayant opté pour l’Entreprise à Mission n’ont rencontré aucune difficulté lorsqu’il s’est agi de lever des fonds. Au contraire, leur engagement était considéré comme une preuve supplémentaire de leur dévouement dans la réalisation du projet qu’ils présentaient aux investisseurs. Il se murmurerait même que les entreprises s’engageant sur la voie de la Société à Mission pourraient, demain, bénéficier de certains avantages ; il serait ainsi question d’un accès facilité aux marchés et notamment aux marchés publics, ainsi que d’un adoucissement des taux d’intérêt en matière d’emprunts bancaires ou d’un aménagement des remboursements. C’est en tout cas la volonté d’Olivia Grégoire, Secrétaire d’Etat à l’Economie sociale, solidaire et responsable. Quoiqu’il advienne, il est certain que la mission deviendra d’ici peu une véritable valeur refuge.
Par Quentin Mermet, le 1er août 2020.