LE management n'existe pas

Depuis des décennies, s’affrontent deux visions du phénomène organisationnel : l’approche consensualiste américaine pour laquelle l’organisation est un tout unifié et l’approche conflictualiste française qui conçoit l’organisation avant tout comme un collectif d’individus aux intérêts potentiellement divergents. Les pratiques managériales dominantes aujourd’hui étant largement d’essence consensualiste, réinvestissons les travaux des psychosociologues français pour comprendre en quoi la recherche unanime de l’alignement au sein des organisations demeure éminemment problématique.

 

Approche consensualiste vs approche conflictualiste

En 1989, les psychosociologues, Gilles Amado, Claude Faucheux et André Laurent participent à la rédaction de l’ouvrage collectif, L’Individu dans l’Organisation, dirigé par Jean-François Chanlat. Leur contribution se présente sous la forme d’une section de chapitre intitulée « Changement organisationnel et réalités culturelles : contrastes franco-américains ».

Ce papier met notamment en scène un dialogue idéal-typique entre un consultant américain, promoteur de l’Organizational Development, et un psychosociologue français. En substance, cette conversation fictive témoigne de l’affrontement de deux conceptions antagoniques du phénomène organisationnel : d’un côté, l’approche consensualiste à l’américaine et, de l’autre, l’approche conflictualiste ou dialectique issue de l’école française.

Et loin de se situer dans les hautes sphères de la pensée abstraite, ce dialogue rend compte de façon très concrète, d’une part, des divergences de fond entre praticiens et chercheurs en sciences de gestion et, d’autre part, de la manière dont le management travaille le réel de telle sorte qu’il finit par imposer une vision de l’organisation qui n’a, dans les faits, rien d’évident.

L’article d’Amado, Faucheux et Laurent a désormais plus de trente ans ; et l’on constate aujourd’hui avec une certaine inquiétude que le débat d’idées d’alors a, dans la pratique managériale, laissé sa place à la victoire écrasante de la tradition consensualiste américaine. Mais le plus regrettable n’est pas tant cette victoire que l’absence de remise en question de cette doxa consensualiste qui semble devenue d’autant plus incontestable qu’il n’apparaît même plus pertinent de la discuter.

 

L’organisation est une illusion

Qu’est-ce qu’une organisation ? Pour le chantre de l’Organizational Development, l’organisation n’est autre qu’un organisme unifié et univoque composé de différentes parties aux intérêts nécessairement convergents. L’organisation est un tout, un fait, un donné existant par lui-même et, surtout, préexistant aux membres qui l’habitent. Le présupposé central, ici, est que les intérêts particuliers de l’ensemble des agents rentrent en résonnance avec l’intérêt supérieur de l’organisation. Dans ce cadre, tout processus de changement n’aura pour seul objectif que de favoriser l’alignement naturel des intérêts des agents avec l’intérêt supérieur de l’organisation.

Cette conception du phénomène organisationnel, qui est aujourd’hui tout à fait dominante, est une pure mystification, rétorque le psychosociologue. L’organisation avec un grand O, the organization, n’existe pas ! En ce sens, une organisation n’est qu’un regroupement d’individus aux intérêts éventuellement voisins, parfois différents, voire contradictoires. L’organisation est un espace où s’exerce le pouvoir, un pouvoir qui détermine des comportements plus stratégiques qu’authentiques et des attitudes plus opaques que transparentes. Il s’agit d’un lieu intermédiaire, construit par les jeux d’acteurs, où se reflètent les contradictions sociales. Le processus de changement est ici compris comme un phénomène éminemment culturel, donc problématique, car ne pouvant servir que les intérêts d’un certain nombre d’acteurs qui assimilent leurs intérêts particuliers à l’intérêt supérieur de l’organisation.

Le problème est que la définition de l’intérêt supérieur de l’organisation est un art complexe. En effet, le développement de l’organisation passe-t-il nécessairement et systématiquement par le développement des individus ? Suite à la crise financière et économique, de nombreuses entreprises ont été amenées à se restructurer ou à adopter des méthodes de management censées les guider sur la voie de l’excellence opérationnelle. A la fin des années 2000, France Télécom a été l’objet de pratiques managériales que d’aucuns qualifieraient de toxiques. Résultat : une trentaine de suicides dont certains sur le lieu de travail – ce qui constituaient une réelle nouveauté. Un salarié s’était même poignardé en pleine réunion. Cherchait-il à s’aligner avec l’intérêt supérieur de son organisation ? On peut en douter.

 

Management et idéologie

Le management est un produit culturel et, comme tout produit culturel, il se trouve traversé par le champ de l’idéologie. En déniant à l’organisation son caractère problématique, les théories du changement à l’américaine apparaissent essentiellement comme des théories de la communication et du comportement ; les potentiels antagonismes entre les valeurs des membres de l’organisation sont évacués, la croyance en un consensus global quant aux objectifs généraux est renforcée : les conflits sont traités sur le plan psychologique.

Pour bon nombre de consultants, héritiers sans le savoir de l’Organizational Development, la conduite du changement est fondamentalement une affaire de com’. Et tout n’est finalement qu’une histoire de non-dits ou de malentendus. Alors, on se dit les choses et on est convaincu que ça ira mieux ; comme si les choses n’étaient pas encastrées dans le poids des structures et les modes de fonctionnement. En dernière instance, l’approche consensualiste tente d’intégrer l’individu et l’organisation dans une perspective de nécessaire harmonie. Mais où se terminent les sciences du comportement et où commence le conditionnement ? Travailler plus, plus efficacement et plus vite, certes – mais à quel prix ?

Amado, Faucheux et Laurent, questionnent également la posture du consultant lui-même. A leurs yeux, il conviendrait d’accepter l’idée qu’un consultant qui est, de fait, payé par son client (un manager, le plus souvent) travaille d’abord pour ce dernier et éventuellement contre ses subordonnées. Comme dirait Napoléon : « La main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit ». L’alternative, selon eux, serait l’intervention de consultants différents sur des périmètres différents et au contact d’interlocuteurs différents, ce dans le but de contrecarrer l’illusion de l’organisation a-conflictuelle.

Analyser les représentations sociales du management et adopter une vision culturelle du phénomène organisationnel permet d’interpréter les pratiques managériales en dégageant les valeurs, présupposés, idées-forces sous-jacentes qui leur confèrent un sens ou, du moins, une couleur particulière. Se priver de cette démarche reviendrait à nier toute la trame idéologique et la réalité symbolique des organisations sociales ; ce qui est, malheureusement, trop souvent le cas. Aussi, réinvestissons l’héritage de l’école française de gestion pour trouver l’équilibre entre pragmatisme et esprit critique. « L’important pour un système social n’est pas tant de partager des valeurs dans une sorte de conformisme appauvrissant mais bien de faire vivre et produire la coexistence des différences », affirmait Renaud Sainsaulieu.

Par Quentin Mermet, le 22 mars 2020.

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